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xv
PRÉLIMINAIRE

n’avoir pour communiquer ses pensées que les mêmes mots, les mêmes signes oratoires déjà institués, & employés long-tems avant lui par les deux premiers. De-là la nécessité d’étendre souvent l’acception de ces mots, de leur en donner même une différente, & d’en créer[1] de nouveaux ; ce qui a dû introduire dans la langue philosophique beaucoup d’équivoques, rendre les disputes de mots fréquentes & interminables chez un peuple où l’art si utile de définir & d’analyser avec précision étoit encore peu connu ; exciter contre les Philosophes les clameurs des beaux esprits de la Grèce qui les accusoient sans doute de corrompre le goût ; & enfin répandre de grandes obscurités sur les écrits de ceux qui étoient obligés de traiter les questions les plus abstruses & les plus épineuses de la Métaphysique & de la Physique, dans une langue très-imparfaite à cet égard, & qu’on peut appeller par excellence la langue des poëtes & des orateurs, mais non pas celle des Philosophes.

On peut inférer de ces réflexions, qu’il est en général très-difficile de bien suivre le fil des idées des anciens, & que, sans les preuves les plus fortes & les plus évidentes, on ne doit ni leur faire honneur de notre sagesse & de nos découvertes, ni leur attribuer nos conjectures plus ou moins bisarres, ou, si l’on veut, nos folies.

Rien n’est donc plus illusoire & moins philosophique que d’expliquer par-tout, comme l’a fait M. Dutens, la métaphysique & la physique des philosophes grecs par des vues, des théories & des connoissances puisées dans nos sciences & dans nos arts perfectionnées : méthode, à l’aide de laquelle, en tordant les faits pour les accommoder à son hypothèse, il trouve dans les anciens les plus belles découvertes des modernes. Il est vrai que ces

  1. On voit, par le témoignage exprès de Cicéron, qu’il y avoit dans la langue des Grecs plusieurs termes qui n’étoient employés que par les Philosophes, & que les Dialecticiens avoient aussi leur langue particulière. Car, dit judicieusement cet Orateur, pour exprimer des idées nouvelles, il faut, ou créer de nouveaux mots ou en emprunter d’ailleurs. C’est ce que font les Grecs qui s’occupent depuis tant de siècles de matières philosophiques.

    Qualitates igitur adpellavi Ποιοταετας Græci vocant : quod ipsum apud Græcos non est vulgi verbum, sed philosophorum ; atque id in multis. Dialecticorum vero verba nulla sunt publica : suis utuntur. Et id quidem commune omnium ferè est artium : aut enim nova sunt rerum novarum facienda nomina, aut ex aliis transferenda. Quod si græci faciunt, qui in iis rebus tot jam sæcula versantur ; quanto &c. Académie.

    Cicéron explique lui-même, dans un autre Ouvrage, ce qu’il entend ici par emprunter des mots d’ailleurs, ex aliis transferenda ; car, dit-il comme il n’y a point de noms établis pour des choses inconnues, il est permis alors d’avoir recours à la métaphore pour donner plus de grace au discours, ou pour remédier à la disette de la langue. Nous faisons donc ici ce qu’on a coutume de faire dans les découvertes des Arts, où la nécessité oblige tantôt d’inventer des termes nouveaux, & tantôt d’en former par analogie pour exprimer des choses qui, ayant été jusqu’alors ignorées, n’avoient point encore de noms.

    Neque enim esse possunt, rebus ignotis, nota nomina ; sed quum verba aut suavitatis, aut inopia causa transferre soleamus ; in omnibus hoc sit artibus, ut, cum id appellandum sit, quod propter rerum ignorationem ipsarum, nullum habuerit ante nomen, necessitas cogat, aut novum facere verbum, aut à simili mutuari.