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LES ROUGON-MACQUART.

quinze jours. C’était une brave enfant. Elle n’avait qu’un gros défaut : elle maraudait. Mais il l’aurait corrigée. La pensée de leurs premières caresses le ramena à l’allée étroite. Toujours, ils étaient revenus dans ce trou. Il crut saisir le chant mourant de la bohémienne, le claquement des derniers volets, l’heure grave qui tombait des horloges. Puis le moment de la séparation sonnait, Miette remontait sur son mur. Elle lui envoyait des baisers. Et il ne la voyait plus. Une émotion terrible le prit à la gorge : il ne la verrait plus jamais, jamais.

— À ton aise, ricana le borgne ; va, choisis ta place.

Silvère fit encore quelques pas. Il approchait du fond de l’allée, il n’apercevait plus qu’une bande de ciel où se mourait le jour couleur de rouille. Là, pendant deux ans, avait tenu sa vie. La lente approche de la mort, dans ce sentier où depuis si longtemps il promenait son cœur, était d’une douceur ineffable. Il s’attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu’il aimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur, ces choses que Miette avait faites vivantes. Et sa pensée s’égarait de nouveau. Ils attendaient d’avoir l’âge pour se marier. Tante Dide serait restée avec eux. Ah ! s’ils avaient fui loin, bien loin, au fond de quelque village inconnu, où les vauriens du faubourg ne seraient plus venus jeter au visage de la Chantegreil le crime de son père ! Quelle paix heureuse ! Il aurait ouvert un atelier de charron, sur le bord d’une grande route. Certes, il faisait bon marché de ses ambitions d’ouvrier ; il n’enviait plus la carrosserie, les calèches aux larges panneaux vernis, luisants comme des miroirs. Dans la stupeur de son désespoir, il ne put se rappeler pourquoi son rêve de félicité ne se réaliserait jamais. Que ne s’en allait-il, avec Miette et tante Dide ? La mémoire tendue, il écoutait un bruit aigre de fusillade, il voyait un drapeau tomber devant lui, la hampe cassée, l’étoffe pendante, comme l’aile d’un oiseau