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LA FORTUNE DES ROUGON.

rien, elle resta là, interdite. Aristide, qui avait lu sa question sur ses lèvres tremblantes, murmura :

— Vous comprenez, je n’ai rien dit… Tant pis pour lui, aussi ! J’ai bien fait. C’est un bon débarras.

Cette franchise brutale déplut à Félicité. Aristide, comme son père, comme sa mère, avait son cadavre. Sûrement, il n’aurait pas avoué avec une telle carrure qu’il flânait au faubourg et qu’il avait laissé casser la tête à son cousin, si les vins de l’hôtel de Provence et les rêves qu’il bâtissait sur sa prochaine arrivée à Paris ne l’eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle. La phrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Pierre, qui de loin suivait la conversation de sa femme et de son fils, comprit, échangea avec eux un regard de complice implorant le silence. Ce fut comme un dernier souffle d’effroi qui courut entre les Rougon, au milieu des éclats et des chaudes gaietés de la table. En venant reprendre sa place, Félicité aperçut de l’autre côté de la rue, derrière une vitre, un cierge qui brûlait ; on veillait le corps de M. Peirotte, rapporté le matin de Sainte-Roure. Elle s’assit, en sentant, derrière elle, ce cierge lui chauffer le dos. Mais les rires montaient, le salon jaune s’emplit d’un cri de ravissement, lorsque le dessert parut.

Et, à cette heure, le faubourg était encore tout frissonnant du drame qui venait d’ensanglanter l’aire Saint-Mittre. Le retour des troupes, après le carnage de la plaine des Nores, fut marqué par d’atroces représailles. Des hommes furent assommés à coups de crosse derrière un pan de mur, d’autres eurent la tête cassée au fond d’un ravin par le pistolet d’un gendarme. Pour que l’horreur fermât les lèvres, les soldats semaient les morts sur la route. On les eût suivis à la trace rouge qu’ils laissaient. Ce fut un long égorgement. À chaque étape, on massacrait quelques insurgés. On en tua deux à Sainte-Roure, trois à Orchères, un au Béage. Quand la troupe eut campé à Plassans, sur la route de Nice, il