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LA FORTUNE DES ROUGON.

Elle s’était presque mise à genoux, pleurant, suppliant, tendant ses pauvres mains tremblantes à quelque vision lamentable qu’elle apercevait dans l’ombre. Et, brusquement, elle se redressa, ses yeux s’agrandirent encore, sa gorge convulsée laissa échapper un cri terrible, comme si quelque spectacle, qu’elle seule voyait, l’eût emplie d’une terreur folle.

— Ô le gendarme ! dit-elle, étranglant, reculant, venant retomber sur le lit, où elle se roula avec de longs éclats de rire qui sonnaient furieusement.

Pascal suivait la crise d’un œil attentif. Les deux frères, très-effrayés, ne saisissant que des phrases décousues, s’étaient réfugiés dans un coin de la pièce. Quand Rougon entendit le mot de gendarme, il crut comprendre ; depuis le meurtre de son amant à la frontière, tante Dide nourrissait une haine profonde contre les gendarmes et les douaniers, qu’elle confondait dans une même pensée de vengeance.

— Mais c’est l’histoire du braconnier qu’elle nous raconte là, murmura-t-il.

Pascal lui fit signe de se taire. La moribonde se relevait péniblement. Elle regarda autour d’elle, d’un air de stupeur. Elle resta un instant muette, cherchant à reconnaître les objets, comme si elle se fut trouvée dans un lieu inconnu. Puis, avec une inquiétude subite :

— Où est le fusil ? demanda-t-elle.

Le médecin lui mit la carabine entre les mains. Elle poussa un léger cri de joie, elle la regarda longuement, en disant à voix basse, d’une voix chantante de petite fille :

— C’est elle, oh ! je la reconnais… Elle est toute tachée de sang. Aujourd’hui, les taches sont fraîches… Ses mains rouges ont laissé sur la crosse des barres saignantes… Ah ! pauvre, pauvre tante Dide !

Sa tête malade tourna de nouveau. Elle devint pensive.