Page:Emile Zola - La Fortune des Rougon.djvu/35

Cette page a été validée par deux contributeurs.
35
LA FORTUNE DES ROUGON.

même n’avaient que de larges pelles de terrassier. Chaque hameau avait envoyé ses hommes valides.

Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra d’une voix fiévreuse.

— Le contingent de Chavanoz ! dit-il. Il n’y a que huit hommes, mais ils sont solides ; l’oncle Antoine les connaît… Voici Nazères ! voici Poujols ! tous y sont, pas un n’a manqué à l’appel… Valqueyras ! Tiens, monsieur le curé est de la partie ; on m’a parlé de lui ; c’est un bon républicain.

Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plus que quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation lui donnait un air fou.

— Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé ! Rozan ! Vernoux ! Corbière ! et il y en a encore, tu vas voir… Ils n’ont que des faux, ceux-là, mais ils faucheront la troupe aussi rase que l’herbe de leurs prés… Saint-Eutrope ! Mazet ! les Gardes ! Marsanne ! tout le versant nord de la Seille !… Va, nous serons vainqueurs ! Le pays entier est avec nous. Regarde les bras de ces hommes, ils sont durs et noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici Pruinas ! les Roches-Noires ! Ce sont des contrebandiers, ces derniers ; ils ont des carabines… Encore des faux et des fourches, les contingents des campagnes continuent. Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille ! Estourmel ! Murdaran !

Et il acheva, d’une voix étranglée par l’émotion, le dénombrement de ces hommes, qu’un tourbillon semblait prendre et enlever à mesure qu’il les désignait. La taille grandie, le visage en feu, il montrait les contingents d’un geste nerveux. Miette suivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le bas de la route, comme par les profondeurs d’un précipice. Pour ne pas glisser le long du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivresse singulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et de foi. Ces êtres entrevus dans un