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LA FORTUNE DES ROUGON.

Certains membres firent la grimace ; mais quand il fut convenu qu’une escorte armée accompagnerait la commission, tous descendirent avec un grand courage. En bas, ils ne laissèrent que quelques hommes ; ils se firent entourer par une trentaine de gardes nationaux ; puis ils s’aventurèrent dans la ville endormie. La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait ses ombres lentes. Ils allèrent vainement le long des remparts, de porte en porte, l’horizon muré, ne voyant rien, n’entendant rien. Les gardes nationaux des différents postes leur dirent bien que des souffles particuliers leur venaient de la campagne, par-dessus les portails fermés ; ils tendirent l’oreille sans saisir autre chose qu’un bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaître pour la clameur de la Viorne.

Cependant, ils restaient inquiets ; ils allaient rentrer à la mairie très-préoccupés, tout en feignant de hausser les épaules et tout en traitant Roudier de poltron et de visionnaire, lorsque Rougon, qui avait à cœur de rassurer pleinement ses amis, eut l’idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à plusieurs lieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et vint frapper à l’hôtel Valqueyras.

Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour son château de Corbière. Il n’y avait à l’hôtel que le marquis de Carnavant. Depuis la veille, il s’était prudemment tenu à l’écart, non pas qu’il eût peur, mais parce qu’il lui répugnait d’être vu, tripotant avec les Rougon, à l’heure décisive. Au fond, la curiosité le brûlait ; il avait dû s’enfermer, pour ne pas courir se donner l’étonnant spectacle des intrigues du salon jaune. Quand un valet de chambre vint lui dire, au milieu de la nuit, qu’il y avait en bas des messieurs qui le demandaient, il ne put rester sage plus longtemps, il se leva et descendit en toute hâte.

— Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant les