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LA FORTUNE DES ROUGON.

de donner un double tour aux serrures. Quand ils furent de retour, plusieurs membres avouèrent qu’ils étaient vraiment plus tranquilles ; et lorsque Pierre eut dit que la situation critique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste, il y en eut qui prirent leurs petites dispositions pour passer la nuit dans un fauteuil. Granoux mit une calotte de soie noire, qu’il avait apportée par précaution. Vers onze heures, la moitié de ces messieurs dormaient autour du bureau de M. Garçonnet. Ceux qui tenaient encore les yeux ouverts faisaient le rêve, en écoutant les pas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour, qu’ils étaient des braves et qu’on les décorait. Une grande lampe, posée sur le bureau, éclairait cette étrange veillée d’armes. Rougon, qui semblait sommeiller, se leva brusquement et envoya chercher Vuillet. Il venait de se rappeler qu’il n’avait point reçu la Gazette.

Le libraire se montra rogue, de très-méchante humeur.

— Eh bien ! lui demanda Rougon en le prenant à part, et l’article que vous m’aviez promis ? je n’ai pas vu le journal.

— C’est pour cela que vous me dérangez ? répondit Vuillet avec colère. Parbleu ! la Gazette n’a pas paru ; je n’ai pas envie de me faire massacrer demain, si les insurgés reviennent.

Rougon s’efforça de sourire, en disant, que Dieu merci ! on ne massacrerait personne. C’était justement parce que des bruits faux et inquiétants couraient, que l’article en question aurait rendu un grand service à la bonne cause.

— Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes, en ce moment, est de garder sa tête sur les épaules.

Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë :

— Moi qui croyais que vous aviez tué tous les insurgés ! Vous en avez trop laissé, pour que je me risque.

Rougon, resté seul, s’étonna de cette révolte d’un homme