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LES ROUGON-MACQUART.

réjouissance de Pierre, qui riait tout seul en montant l’escalier, surpris de lui-même, ayant vaguement cette pensée :

— J’ai du courage, aurais-je de l’esprit ?

Félicité ne s’était pas couchée. Il la trouva endimanchée, avec son bonnet à rubans citron, comme une femme qui attend du monde. Elle était vainement restée à la fenêtre, elle n’avait rien entendu ; elle se mourait de curiosité.

— Eh bien ? demanda-t-elle, en se précipitant au-devant de son mari.

Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle le suivit, en fermant soigneusement les portes derrière elle. Il se laissa aller dans un fauteuil, il dit d’une voix étranglée :

— C’est fait, nous serons receveur particulier.

Elle lui sauta au cou ; elle l’embrassa.

— Vrai ? vrai ? cria-t-elle. Mais je n’ai rien entendu. Ô mon petit homme, raconte-moi ça, raconte-moi tout.

Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elle tourbillonnait, avec ses vols brusques de cigale ivre de lumière et de chaleur. Et Pierre, dans l’effusion de sa victoire, vida son cœur. Il n’omit pas un détail. Il expliqua même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n’étaient bonnes à rien, et que la sienne devait tout ignorer, s’il voulait rester le maître. Félicité, penchée, buvait ses paroles. Elle lui fit recommencer certaines parties du récit, disant qu’elle n’avait pas entendu ; en effet, la joie faisait un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait comme sourde, l’esprit perdu en pleine jouissance. Quand Pierre raconta l’affaire de la mairie, elle fut prise de rires, elle changea trois fois de fauteuil, roulant les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quarante années d’efforts continus, la fortune se laissait enfin prendre à la gorge.