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LES ROUGON-MACQUART.

parapet du pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d’eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l’eau une traînée d’étain fondu qui luisait et s’agitait, comme un reflet de jour sur les écailles d’une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d’une vie étrange tout un peuple d’ombres et de clartés.

Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; par les chaudes nuits de juillet, ils étaient souvent descendus là, pour trouver quelque fraîcheur ; ils avaient passé de longues heures, cachés dans les bouquets de saules, sur la rive droite, à l’endroit où les prés Sainte-Claire déroulent leur tapis de gazon jusqu’au bord de l’eau. Ils se souvenaient des moindres plis de la rive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pour enjamber la Viorne, alors mince comme un fil ; de certains trous d’herbe dans lesquels ils avaient rêvé leurs rêves de tendresse. Aussi Miette, du haut du pont, contemplait-elle d’un regard d’envie la rive droite du torrent.

— S’il faisait plus chaud, soupira-t-elle, nous pourrions descendre nous reposer un peu, avant de remonter la côte…

Puis, après un silence, les yeux toujours fixés sur les bords de la Viorne :

— Regarde donc, Silvère, reprit-elle, cette masse noire, là-bas, avant l’écluse… Te rappelles-tu ?… C’est la broussaille dans laquelle nous nous sommes assis, à la Fête-Dieu dernière.

— Oui, c’est la broussaille, répondit Silvère à voix basse.

C’était là qu’ils avaient osé se baiser sur les joues. Ce sou-