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LA FORTUNE DES ROUGON.

des armes se fit au milieu d’un petit frémissement. C’était Rougon qui puisait dans les caisses, et chacun, en recevant son fusil, dont le canon, par cette nuit de décembre, était glacé, sentait un grand froid le pénétrer et le geler jusqu’aux entrailles. Les ombres, sur les murs, prirent des attitudes bizarres de conscrits embarrassés, écartant leurs dix doigts. Pierre referma les caisses avec regret ; il laissait là cent neuf fusils qu’il aurait distribués de bon cœur ; ensuite il passa au partage des cartouches. Il y en avait, au fond de la remise, deux grands tonneaux, pleins jusqu’aux bords, de quoi défendre Plassans contre une armée. Et, comme ce coin n’était pas éclairé, et qu’un de ces messieurs apportait le rat-de-cave, un autre des conjurés, — c’était un gros charcutier qui avait des poings de géant, — se fâcha, disant qu’il n’était pas du tout prudent d’approcher ainsi la lumière. On l’approuva fort. Les cartouches furent distribuées en pleine obscurité. Ils s’en emplirent les poches à les faire crever. Puis, quand ils furent prêts, quand ils eurent chargé leurs armes avec des précautions infinies, ils restèrent là un instant, à se regarder d’un air louche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisait dans de la bêtise.

Dans les rues, ils s’avancèrent le long des maisons, muets, sur une seule file, comme des sauvages qui partent pour la guerre. Rougon avait tenu à honneur de marcher en tête ; l’heure était venue où il devait payer de sa personne, s’il voulait le succès de ses plans ; il avait des gouttes de sueur au front, malgré le froid, mais il gardait une allure très-martiale. Derrière lui, venaient immédiatement Roudier et Granoux. À deux reprises, la colonne s’arrêta net ; elle avait cru entendre des bruits lointains de bataille ; ce n’était que les petits plats à barbe de cuivre, pendus par des chaînettes, qui servent d’enseigne aux perruquiers du Midi, et que des souffles de vent agitaient. Après chaque halte, les sauveurs de Plassans reprenaient leur marche prudente dans le noir,