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LES ROUGON-MACQUART.

Quand les têtes des soldats apparurent au bord de l’esplanade, Silvère, d’un mouvement instinctif, se tourna vers Miette. Elle était là, grandie, le visage rose, dans les plis du drapeau rouge ; elle se haussait sur la pointe des pieds, pour voir la troupe ; une attente nerveuse faisait battre ses narines, montrait ses dents blanches de jeune loup dans la rougeur de ses lèvres. Silvère lui sourit. Et il n’avait pas tourné la tête, qu’une fusillade éclata. Les soldats, dont on ne voyait encore que les épaules, venaient de lâcher leur premier feu. Il lui sembla qu’un grand vent passait sur sa tête, tandis qu’une pluie de feuilles coupées par les balles tombaient des ormes. Un bruit sec, pareil à celui d’une branche morte qui se casse, le fit regarder à sa droite. Il vit par terre le grand bûcheron, celui dont la tête dépassait celles des autres, avec un petit trou noir au milieu du front. Alors il déchargea sa carabine devant lui, sans viser, puis il rechargea, tira de nouveau. Et cela, toujours, comme un furieux, comme une bête qui ne pense à rien, qui se dépêche de tuer. Il ne distinguait même plus les soldats ; des fumées flottaient sous les ormes, pareilles à des lambeaux de mousseline grise. Les feuilles continuaient à pleuvoir sur les insurgés, la troupe tirait trop haut. Par instants, dans les bruits déchirants de la fusillade, le jeune homme entendait un soupir, un râle sourd ; et il y avait dans la petite bande une poussée, comme pour faire de la place au malheureux qui tombait en se cramponnant aux épaules de ses voisins. Pendant dix minutes, le feu dura.

Puis, entre deux décharges, un homme cria : « Sauve qui peut ! » avec un accent terrible de terreur. Il y eut des grondements, des murmures de rage, qui disaient : « Les lâches ! oh ! les lâches ! » Des phrases sinistres couraient : le général avait fui ; la cavalerie sabrait les tirailleurs dispersés dans la plaine des Nores. Et les coups de feu ne cessaient pas, ils partaient irréguliers, rayant la fumée de flammes brusques.