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LA FORTUNE DES ROUGON.

n’apercevaient plus, dans l’aire mélancolique et déserte, qu’un feu de bohémiens, devant lequel passaient de grandes ombres noires. L’air calme de la nuit leur apportait des paroles et des sons perdus, le bonsoir d’un bourgeois fermant sa porte, le claquement d’un volet, l’heure grave des horloges, tous ces bruits mourants d’une ville de province qui se couche. Et lorsque Plassans était endormi, ils entendaient encore les querelles des bohémiens, les pétillements de leur feu, au milieu desquels s’élevaient brusquement des voix gutturales de jeunes filles chantant en une langue inconnue, pleine d’accents rudes.

Mais les amoureux ne regardaient pas longtemps au dehors, dans l’aire Saint-Mittre ; ils se hâtaient de rentrer chez eux, ils se remettaient à marcher le long de leur cher sentier clos et discret. Ils se souciaient bien des autres, de la ville entière ! Les quelques planches qui les séparaient des méchantes gens leur semblaient, à la longue, un rempart infranchissable. Ils étaient si seuls, si libres dans ce coin situé en plein faubourg, à cinquante pas de la porte de Rome, qu’ils s’imaginaient parfois être bien loin, au fond de quelque creux de la Viorne, en rase campagne. De tous les bruits qui venaient à eux, ils n’en écoutaient qu’un avec une émotion inquiète, celui des horloges battant lentement dans la nuit. Quand l’heure sonnait, parfois ils feignaient de ne pas entendre, parfois ils s’arrêtaient net, comme pour protester. Cependant, ils avaient beau s’accorder dix minutes de grâce, il leur fallait se dire adieu. Ils auraient joué, ils auraient bavardé jusqu’au matin, les bras enlacés, afin d’éprouver ce singulier étouffement, dont ils goûtaient en secret les délices, avec de continuelles surprises. Miette se décidait enfin à remonter sur son mur. Mais ce n’était point fini, les adieux traînaient encore un bon quart d’heure. Quand l’enfant avait enjambé le mur, elle restait là, les coudes sur le chaperon, retenue par les branches du mûrier