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LES ROUGON-MACQUART.

— S’ils ne me le tuent pas, ils le feront prisonnier, poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu ! que deviendrai-je seule, dans une ville abandonnée !

— Mais, s’écria le commandant, croyez-vous que nous n’en serons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d’entrer tranquillement chez nous ? Je jure bien qu’au bout d’une heure, le maire et tous les fonctionnaires se trouveront prisonniers, sans compter votre mari et les habitués de ce salon.

Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres de Félicité, pendant qu’elle répondait d’un air épouvanté :

— Vous croyez ?

— Pardieu ! reprit Sicardot, les républicains ne sont pas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain, Plassans sera vide de fonctionnaires et de bons citoyens.

À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d’ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d’entrevoir tout un plan de campagne.

— Il faudrait délibérer avant de prendre une décision, dit-il au commandant. Ma femme n’a peut-être pas tort, en nous accusant d’oublier les véritables intérêts de nos familles.

— Non, certes, madame n’a pas tort, s’écria Granoux, qui avait écouté les cris terrifiés de Félicité avec le ravissement d’un poltron.

Le commandant enfonça son chapeau sur sa tête, d’un geste énergique, et dit, d’une voix nette :

— Tort ou raison, peu m’importe. Je suis commandant de la garde nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vous avez peur et que vous me laissez seul… Alors, bonsoir.