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LES ROUGON-MACQUART.

bonapartiste qui devait aboutir à l’Empire. C’était une sorte de journal succinct, exposant les faits à mesure qu’ils s’étaient présentés, et tirant de chacun d’eux des espérances et des conseils. Eugène avait la foi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme de l’homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation. Il avait cru en lui avant même son retour en France, lorsque le bonapartisme était traité de chimère ridicule. Félicité comprit que son fils était depuis 1848 un agent secret très-actif. Bien qu’il ne s’expliquât pas nettement sur sa situation à Paris, il était évident qu’il travaillait à l’Empire, sous les ordres de personnages qu’il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune de ses lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoir un dénouement prochain. Elles se terminaient généralement par l’exposé de la ligne de conduite que Pierre devait tenir à Plassans. Félicité s’expliqua alors certaines paroles et certains actes de son mari dont l’utilité lui avait échappé ; Pierre obéissait à son fils, il suivait aveuglément ses recommandations.

Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle était convaincue. Toute la pensée d’Eugène lui apparut clairement. Il comptait faire sa fortune politique dans la bagarre, et, du coup, payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant un lambeau de la proie, à l’heure de la curée. Pour peu que son père l’aidât, se rendît utile à la cause, il lui serait facile de le faire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser, à lui qui aurait mis les deux mains dans les plus secrètes besognes. Ses lettres étaient une simple prévenance de sa part, une façon d’éviter bien des sottises aux Rougon. Aussi Félicité éprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut certains passages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termes vagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle ne devinait pas bien le genre ni la portée, devint pour elle une sorte de fin du monde ;