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désir : ne plus souffrir à ce point de l’attente, être débarrassée. Pourquoi donc ne le tuait-il pas, puisqu’il le fallait ? J’aurais pris le couteau pour en finir, tant j’étais exaspérée de peur et de souffrance… Il me regarda. J’avais sans doute ça sur la figure. Et, tout d’un coup, il se rua, saisit aux épaules le président, qui s’était tourné du côté de la portière. Celui-ci, effaré, se dégagea d’une secousse instinctive, allongea le bras vers le bouton d’alarme, juste au-dessus de sa tête. Il le toucha, fut repris par l’autre et abattu sur la banquette, d’une telle poussée, qu’il s’y trouva comme plié en deux. Sa bouche ouverte de stupeur et d’épouvante lâchait des cris confus, étouffés dans le vacarme ; tandis que j’entendais distinctement mon mari répéter le mot : Cochon ! cochon ! cochon ! d’une voix sifflante, qui s’enrageait. Mais le bruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle reparut, avec les arbres noirs qui défilaient… Moi, j’étais restée dans mon coin, raidie, collée contre le drap du dossier, le plus loin possible. Combien la lutte dura-t-elle ? quelques secondes à peine. Et il me semblait qu’elle n’en finissait plus, que tous les voyageurs maintenant écoutaient les cris, que les arbres nous voyaient. Mon mari, qui tenait son couteau ouvert, ne pouvait frapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le plancher mouvant de la voiture. Il faillit tomber sur les genoux, et le train courait, nous emportait à toute vitesse, pendant que la machine sifflait, à l’approche du passage à niveau de la Croix-de-Maufras… C’est alors que, sans que j’aie pu ensuite me souvenir comment cela s’est fait, je me suis jetée sur les jambes de l’homme qui se débattait. Oui, je me suis laissée tomber ainsi qu’un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon poids, pour qu’il ne les remuât plus. Et je n’ai rien vu, mais j’ai tout senti : le choc du couteau dans la gorge, la longue secousse du corps, la mort qui est venue en trois hoquets, avec un déroulement d’hor-