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étouffée, jetée sur le lit ainsi qu’une loque, violée, volée, et les vêtements passés à la hâte, et la fuite. Mais que de points obscurs, que de questions stupéfiantes et insolubles ! Comment n’avait-on rien entendu, pas un bruit de lutte, pas une plainte ? Comment de si effroyables choses s’étaient-elles passées si vite, dix minutes à peine ? Surtout, comment Victor avait-il pu se sauver, s’évaporer pour ainsi dire, sans laisser de trace ? car, après les plus minutieuses recherches, on avait acquis la certitude qu’il n’était plus dans l’établissement. Il devait s’être enfui par la salle de bains, donnant sur le corridor, et dont une fenêtre ouvrait au-dessus d’une série de toits étagés, allant jusqu’au boulevard ; et encore un tel chemin offrait de si grands périls, que beaucoup se refusaient à croire qu’un être humain avait pu le suivre. Ramenée chez sa mère, Alice gardait le lit, meurtrie, éperdue, sanglotante, secouée d’une intense fièvre.

Madame Caroline écouta ce récit dans un saisissement tel, qu’il lui semblait que tout le sang de son cœur se glaçait. Un souvenir s’était éveillé, l’épouvantait d’un affreux rapprochement : Saccard, autrefois, prenant la misérable Rosalie sur une marche, lui démettant l’épaule, au moment de la conception de cet enfant qui en avait gardé comme une joue écrasée ; et, aujourd’hui, Victor violentant à son tour la première fille que le sort lui livrait. Quelle inutile cruauté ! cette jeune fille si douce, la fin désolée d’une race, qui était sur le point de se donner à Dieu, ne pouvant avoir un mari, comme toutes les autres ! Avait-elle donc un sens, cette rencontre imbécile et abominable ? Pourquoi avoir brisé ceci contre cela ?

— Je ne veux vous adresser aucun reproche, madame, conclut la princesse, car il serait injuste de faire remonter jusqu’à vous la moindre responsabilité. Seulement, vous aviez vraiment là un protégé bien terrible. 

Et, comme si une liaison d’idées avait lieu en elle, inexprimée, elle ajouta :

— On ne vit pas impunément dans certains milieux…