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n’ignorait pas que l’Universelle avait baissé de trois cents francs la veille, à la petite Bourse du soir ; il flairait un danger immense, il s’attendait à un furieux assaut des baissiers ; mais son plan de bataille lui semblait inattaquable, le mouvement tournant de Daigremont, l’arrivée imprévue d’une armée fraîche de millions devait tout emporter et lui assurer une fois de plus la victoire. Lui, désormais, se trouvait sans ressources ; les caisses de l’Universelle étaient vides, il en avait gratté jusqu’aux centimes ; et il ne désespérait pourtant pas, il s’était fait reporter par Mazaud, il l’avait conquis à un tel point, en lui confiant l’appui du syndicat de Daigremont, que l’agent, sans couverture, venait encore d’accepter des ordres d’achat pour plusieurs millions. La tactique arrêtée entre eux était de ne pas trop laisser tomber les cours, au début de la Bourse, de les soutenir, de guerroyer, en attendant l’armée de renfort. L’émotion était si vive, que Massias et Sabatani, renonçant à des ruses inutiles, maintenant que la vraie situation faisait l’objet de tous les commérages, vinrent causer ouvertement avec Saccard, puis coururent porter ses recommandations dernières, l’un à Nathansohn, sous le péristyle, l’autre à Mazaud, encore dans le cabinet des agents de change.

Il était une heure moins dix, et Moser qui arrivait, blême d’une crise de foie, dont la morsure l’avait empêché de fermer l’œil, la nuit précédente, fit remarquer à Pillerault que tout le monde, ce jour-là était jaune et avait l’air malade. Pillerault, que l’approche des désastres redressait dans des fanfaronnades de chevalier errant, partit d’un éclat de rire.

— Mais c’est vous, mon cher, qui avez la colique. Tout le monde est très gai. Nous allons nous flanquer une de ces tripotées dont on se souvient longtemps. 

La vérité était que, dans l’anxiété générale, la salle restait morne, sous le jour roussâtre, et cela se sentait surtout au grondement affaibli des voix. Ce n’était plus l’éclat tumultueux des grands jours de hausse, l’agitation, le vacarme d’une marée, débordant de toutes parts en conqué-