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il avait la conviction que, le jour où Saccard aurait Rougon contre lui, ce serait la catastrophe inévitable. Pour obtenir son pardon, il était rentré dans la domesticité du grand homme, faisant de nouveau ses courses, risquant à son service les gros mots et les coups de pied au derrière.

— Judas, répéta-t-il avec le fin sourire qui éclairait parfois sa face épaisse de paysan, en tout cas un Judas brave homme qui vient donner un avis désintéressé au maître qu’il a trahi. 

Mais Saccard, comme s’il ne voulait pas l’entendre, cria, simplement pour affirmer son triomphe :

— Hein ? deux mille cinq cent vingt hier, deux mille cinq cent vingt-cinq aujourd’hui.

— Je sais, j’ai vendu tout à l’heure. 

Du coup, la colère qu’il dissimulait sous son air de plaisanterie, éclata.

— Comment, vous avez vendu ?… Ah ! bien, c’est complet, alors ! Vous me lâchez pour Rougon et vous vous mettez avec Gundermann ! 

Le député le regardait, ébahi.

— Avec Gundermann, pourquoi ?… Je me mets avec mes intérêts, oh ! simplement ! Moi, vous savez, je ne suis pas un casse-cou. Non, je n’ai pas tant d’estomac, j’aime mieux réaliser tout de suite, dès qu’il y a un joli bénéfice. Et c’est peut-être bien pour cela que je n’ai jamais perdu. 

Il souriait de nouveau, en Normand prudent et avisé, qui, sans fièvre, engrangeait sa moisson.

— Un administrateur de la société ! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait confiance ? que doit-on penser, à vous voir vendre ainsi, en plein mouvement de hausse ? Parbleu ! je ne m’étonne plus, si l’on prétend que notre prospérité est factice et que le jour de la dégringolade approche… Ces messieurs vendent, vendons tous. C’est la panique ! 

Huret, silencieux, eut un geste vague. Au fond, il s’en moquait, son affaire était faite. Il n’avait à présent que le