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capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d’un café de province, après des parties de piquet acharnées : voyons, ce jour-là ne pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse ? la baisse n’était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil ? Et il appelait Saccard à témoin : n’est-ce pas qu’on baisserait ? Lui, avait pris à la baisse une forte position, si convaincu, qu’il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu’il avait connu si laborieux, d’esprit si net, lorsqu’il vendait des bâches ; mais il s’était juré le silence absolu, il avait la férocité du joueur qui ne veut pas déranger la chance. Puis, à ce moment, il eut une distraction : le coupé de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s’arrêter cette fois rue de la Banque. Tout d’un coup, il songea au baron Sandorff ; conseiller à l’ambassade d’Autriche : la baronne savait sûrement, elle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. Déjà, il avait traversé la rue, il rôdait autour du coupé, immobile, muet, l’air mort, avec le cocher raidi sur le siège. Pourtant une des glaces s’abaissa, et il salua, s’approcha galamment.

— Eh bien, monsieur Saccard, nous baissons encore ?

Il crut à un piège.

— Mais oui, madame.

Puis, comme elle le regardait anxieusement, avec un vacillement des yeux qu’il connaissait bien chez les joueurs, il comprit qu’elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiède lui remonta au crâne, l’inonda de délices.

— Alors, monsieur Saccard, vous n’avez rien à me dire ?

— Ma foi, madame, rien que vous ne sachiez déjà, sans doute.

Et il la quitta en pensant : « Toi, tu n’as pas été gen-