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liberté et celle d’un esprit auquel s’adresse un culte.

Cet intervalle apparaît comme plus considérable encore quand on sait quel abîme sépare le monde sacré du monde profane ; car il est évident qu’un simple changement de degrés ne saurait suffire à faire passer une chose d’une catégorie dans l’autre. Les êtres sacrés ne se distinguent pas seulement des profanes par les formes étranges ou déconcertantes qu’ils affectent ou par les pouvoirs plus étendus dont ils jouissent ; mais, entre les uns et les autres, il n’y a pas de commune mesure. Or, il n’y a rien dans la notion d’un double qui puisse rendre compte d’une hétérogénéité aussi radicale. On dit qu’une fois affranchi du corps il peut faire aux vivants ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal, selon la manière dont il les traite. Mais il ne suffit pas qu’un être inquiète son entourage pour qu’il semble être d’une autre nature que ceux dont il menace la tranquillité. Sans doute, dans le sentiment que le fidèle éprouve pour les choses qu’il adore, il entre toujours quelque réserve et quelque crainte ; mais c’est une crainte sui generis, faite de respect plus que de frayeur, et où domine cette émotion très particulière qu’inspire à l’homme la majesté. L’idée de majesté est essentiellement religieuse. Aussi n’a-t-on, pour ainsi dire, rien expliqué de la religion, tant qu’on n’a pas trouvé d’où vient cette idée, à quoi elle correspond et ce qui peut l’avoir éveillée dans les consciences. De simples âmes d’hommes ne sauraient être investies de ce caractère par cela seul qu’elles sont désincarnées.

C’est ce que montre clairement l’exemple de la Mélanésie. Les Mélanésiens croient que l’homme possède une âme qui quitte le corps à la mort ; elle change alors de nom et devient ce qu’ils appellent un tindalo, un natmat, etc. D’un autre côté, il existe chez eux un culte des âmes des morts : on les prie, on les invoque, on leur fait des offrandes et des sacrifices. Mais tout tindalo n’est pas l’objet de ces pratiques rituelles ; ceux-là seuls ont cet honneur qui émanent d’hommes auxquels l’opinion publique attribuait, pen-