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nous revoyons ce que nous avons vu ou fait, à l’état de veille, hier, avant-hier, pendant notre jeunesse, etc. ; et ces sortes de rêves sont fréquents et tiennent une place assez considérable dans notre vie nocturne. Or, l’idée du double ne peut en rendre compte. Si le double peut se transporter d’un point à l’autre de l’espace, on ne voit pas comment il lui serait possible de remonter le cours du temps. Comment l’homme, si rudimentaire que fût son intelligence, pouvait-il croire, une fois éveillé, qu’il venait d’assister réellement ou de prendre part à des événements qu’il savait s’être passés autrefois ? Comment pouvait-il imaginer qu’il avait vécu pendant son sommeil une vie qu’il savait écoulée depuis longtemps ? Il était beaucoup plus naturel qu’il vît dans ces images renouvelées ce qu’elles sont réellement, à savoirs des souvenirs, comme il en a pendant le jour, mais d’une particulière intensité.

D’un autre côté, dans les scènes dont nous sommes les acteurs et les témoins tandis que nous dormons, il arrive sans cesse que quelqu’un de nos contemporains tient quelque rôle en même temps que nous : nous croyons le voir et l’entendre là ou nous nous voyons nous-même. D’après l’animisme, le primitif expliquera ces faits en imaginant que son double a été visité ou rencontré par celui de tel ou tel de ses compagnons. Mais il suffira qu’éveillé il les interroge pour constater que leur expérience ne coïncide pas avec la sienne. Pendant le même temps, eux aussi ont eu des rêves, mais tout différents. Ils ne se sont pas vus participant à la même scène ; ils croient avoir visité de tout autres lieux. Et puisque, en pareil cas, de telles contradictions doivent être la règle, comment n’amèneraient-elles pas les hommes à se dire qu’il y a eu vraisemblablement erreur, qu’ils ont imaginé, qu’ils ont été les dupes de quelque illusion ? Car il y a quelque simplisme dans l’aveugle crédulité qu’on prête au primitif. Il s’en faut qu’il objective nécessairement toutes ses sensations. Il n’est pas sans s’apercevoir que, même à l’état de veille,