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le deuil. On dira qu’il est dans la nature de l’homme de vouloir être plaint et regretté. Mais expliquer par ce sentiment l’appareil complexe de rites qui constitue le deuil, c’est prêter à l’Australien des exigences affectives dont le civilisé lui-même ne fait pas preuve. Admettons — ce qui n’est pas évident a priori — que l’idée de n’être pas oublié trop vite soit naturellement douce à l’homme qui pense à l’avenir. Il resterait à établir qu’elle a jamais tenu assez de place dans le cœur des vivants pour qu’on ait pu raisonnablement attribuer aux morts une mentalité qui procéderait presque tout entière de cette préoccupation. Surtout, il paraît invraisemblable qu’un tel sentiment ait pu obséder et passionner à ce point des hommes qui ne sont guère habitués à penser au-delà de l’heure présente. Loin que le désir de se survivre dans la mémoire de ceux qui restent en vie doive être considéré comme l’origine du deuil, on en vient bien plutôt à se demander si ce ne serait pas le deuil lui-même qui, une fois institué, aurait éveillé l’idée et le goût des regrets posthumes.

L’interprétation classique apparaît comme plus insoutenable encore quand on sait ce qui constitue le deuil primitif. Il n’est pas fait simplement de pieux regrets accordés à celui qui n’est plus, mais de dures abstinences et de cruels sacrifices. Le rite n’exige pas seulement qu’on pense mélancoliquement au défunt, mais qu’on se frappe, qu’on se meurtrisse, qu’on se lacère, qu’on se brûle. Nous avons même vu que les gens en deuil mettent à se torturer un tel emportement que, parfois, ils ne survivent pas à leurs blessures. Quelle raison le mort a-t-il de leur imposer ces supplices ? Une telle cruauté dénote de sa part autre chose que le désir de n’être pas oublié. Pour qu’il trouve du plaisir à voir souffrir les siens, il faut qu’il les haïsse, qu’il soit avide de leur sang. Cette férocité paraîtra, sans doute, naturelle à ceux pour qui tout esprit est nécessairement une puissance malfaisante et redoutée. Mais nous savons qu’il y a des esprits de toute sorte ; comment se fait-il que