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De plus, de quelque manière que les hommes se soient représenté les nouveautés et les contingences que révèle l’expérience, il n’y a rien dans ces représentations qui puisse servir à caractériser la religion. Car les conceptions religieuses ont, avant tout, pour objet d’exprimer et d’expliquer, non ce qu’il y a d’exceptionnel et d’anormal dans les choses, mais, au contraire, ce qu’elles ont de constant et de régulier. Très généralement, les dieux servent beaucoup moins à rendre compte des monstruosités, des bizarreries, des anomalies, que de la marche habituelle de l’univers, du mouvement des astres, du rythme des saisons, de la poussée annuelle de la végétation, de la perpétuité des espèces, etc. Il s’en faut donc que la notion du religieux coïncide avec celle de l’extraordinaire et de l’imprévu. — Jevons répond que cette conception des forces religieuses n’est pas primitive. On aurait commencé par les imaginer pour rendre compte des désordres et des accidents, et c’est seulement ensuite qu’on les aurait utilisées pour expliquer les uniformités de la nature[1]. Mais on ne voit pas ce qui aurait pu déterminer les hommes à leur attribuer successivement des fonctions aussi manifestement contraires. En outre, l’hypothèse d’après laquelle les être sacrés auraient été d’abord confinés dans un rôle négatif de perturbateurs est entièrement arbitraire. Nous verrons, en effet, que, dès les religions les plus simples que nous connaissions, ils ont eu pour tâche essentielle d’entretenir, d’une manière positive, le cours normal de la vie[2].

Ainsi, l’idée du mystère n’a rien d’originel. Elle n’est pas donnée à l’homme ; c’est l’homme qui l’a forgée de ses propres mains en même temps que l’idée contraire. C’est pourquoi elle ne tient quelque place que dans un petit nombre de religions avancées. On ne peut donc en faire la

  1. Jevons, p. 23.
  2. V. plus bas, liv. III, chap. II.