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joyeuse confiance plus que de terreur et de compression. Si l’on fait abstraction des rites funéraires — côté sombre de toute religion — le culte totémique se célèbre au milieu de chants, de danses, de représentations dramatiques. Les expiations cruelles y sont, nous le verrons, relativement rares ; même les mutilations obligatoires et douloureuses de l’initiation n’ont pas ce caractère. Les dieux jaloux et terribles n’apparaissent que plus tard dans l’évolution religieuse. C’est que les sociétés primitives ne sont pas des sortes de Leviathan qui accablent l’homme de l’énormité de leur pouvoir et le soumettent à une dure discipline[1] ; il se donne à elles spontanément et sans résistance. Comme l’âme sociale n’est faite alors que d’un petit nombre d’idées et de sentiments, elle s’incarne aisément tout entière dans chaque conscience individuelle. L’individu la porte toute en soi ; elle fait partie de lui-même, et par suite, quand il cède aux impulsions qu’elle lui imprime, il ne croit pas céder à une contrainte, mais aller là où l’appelle sa nature[2].

Or cette manière d’entendre la genèse de la pensée religieuse échappe aux objections que soulèvent les théories classiques les plus accréditées.

Nous avons vu comment naturistes et animistes prétendaient construire la notion d’êtres sacrés avec les sensations provoquées en nous par divers phénomènes d’ordre physique ou biologique, et nous avons montré ce que cette entreprise avait d’impossible et même de contradictoire. Rien ne vient de rien. Les impressions qu’éveille en nous le monde physique ne sauraient, par définition, rien contenir qui dépasse ce monde. Avec du sensible, on ne peut faire que du sensible ; avec de l’étendu, on ne peut faire de

  1. Une fois, du moins, qu’il est adulte et pleinement initié ; car les rites de l’initiation, qui introduisent le jeune homme à la vie sociale, constituent, par eux-mêmes, une sévère discipline.
  2. V. sur cette nature particulière des sociétés primitives, notre Division du travail social, 3e éd., p. 123, 149, 173 et suiv.