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ne s’entendaient pas sur ces idées essentielles, s’ils n’avaient pas une conception homogène du temps, de l’espace, de la cause, du nombre, etc., tout accord deviendrait impossible entre les intelligences et, par suite, toute vie commune. Aussi la société ne peut-elle abandonner les catégories au libre arbitre des particuliers sans s’abandonner elle-même. Pour pouvoir vivre, elle n’a pas seulement besoin d’un suffisant conformisme moral ; il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer. Pour cette raison, elle pèse de toute son autorité sur ses membres afin de prévenir les dissidences. Un esprit déroge-t-il ostensiblement à ces normes de toute pensée ? Elle ne le considère plus comme un esprit humain dans le plein sens du mot, et elle le traite en conséquence. C’est pourquoi, quand, même dans notre for intérieur, nous essayons de nous affranchir de ces notions fondamentales, nous sentons que nous ne sommes pas complètement libres, que quelque chose nous résiste, en nous et hors de nous. Hors de nous, il y a l’opinion qui nous juge ; mais de plus, comme la société est aussi représentée en nous, elle s’oppose, du dedans de nous-mêmes, à ces velléités révolutionnaires ; nous avons l’impression que nous ne pouvons nous y abandonner sans que notre pensée cesse d’être une pensée vraiment humaine. Telle paraît être l’origine de l’autorité très spéciale qui est inhérente à la raison et qui fait que nous acceptons de confiance ses suggestions. C’est l’autorité même de la société[1], se communiquant à certaines manières de penser qui sont comme les conditions indispensables de toute action commune. La nécessité avec laquelle les catégories s’imposent à nous n’est donc pas l’effet de simples habitudes dont nous pourrions secouer le joug avec un peu d’effort ; ce n’est pas davantage une nécessité physique ou

  1. On a souvent remarqué que les troubles sociaux avaient pour effet de multiplier les troubles mentaux. C’est une preuve de plus que la discipline logique est un aspect particulier de la discipline sociale. La première se relâche quand la seconde s’affaiblit.