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nous devenons susceptibles de sentiments et d’actes dont nous sommes incapables quand nous sommes réduits à nos seules forces ; et quand l’assemblée est dissoute, quand, nous retrouvant seul avec nous-même, nous retombons à notre niveau ordinaire, nous pouvons mesurer alors toute la hauteur dont nous avions été soulevé au-dessus de nous-même. L’histoire abonde en exemples de ce genre. Il suffit de penser à la nuit du 4 août, où une assemblée fut tout à coup portée à un acte de sacrifice et d’abnégation auquel chacun de ses membres se refusait la veille et dont tous furent surpris le lendemain[1]. C’est pour cette raison que tous les partis, politiques, économiques, confessionnels, prennent soin de provoquer périodiquement des réunions où leurs adeptes puissent revivifier leur foi commune en la manifestant en commun. Pour raffermir des sentiments qui, abandonnés à eux-mêmes, s’étioleraient, il suffit de rapprocher et de mettre en relations plus étroites et plus actives ceux qui les éprouvent. Voilà aussi ce qui explique l’attitude si particulière de l’homme qui parle à une foule, si, du moins, il est parvenu à entrer en communion avec elle. Son langage a une sorte de grandiloquence qui serait ridicule dans les circonstances ordinaires ; ses gestes ont quelque chose de dominateur ; sa pensée même est impatiente de la mesure et se laisse facilement aller à toute sorte d’outrances. C’est qu’il sent en lui comme une pléthore anormale de forces qui le débordent et qui tendent à se répandre hors de lui ; il a même parfois l’impression qu’il est dominé par une puissance morale qui le dépasse et dont il n’est que l’interprète. C’est à ce trait que se reconnaît ce qu’on a souvent appelé le démon de l’inspiration oratoire. Or, ce surcroît exceptionnel de forces est bien réel :

  1. C’est ce que prouvent la longueur et le caractère passionné des débats où l’on donna une forme juridique aux résolutions de principe prises dans un moment d’enthousiasme collectif. Dans le clergé comme dans la noblesse, plus d’un appelait cette nuit célèbre la nuit des dupes, ou, avec Rivarol, la Saint-Barthélémy des propriétés (v. Stoll., Suggestion and Hypnotismus in der Voelkerpsychologie, 2e Aufl., p. 618).