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de ce caractère qui fait apparaître tout contact direct avec lui comme un sacrilège et une profanation. C’est méconnaître ce qu’il y a de spécifique dans le sentiment religieux que de le confondre avec toute impression de surprise admirative.

Mais, dit-on, à défaut d’admiration, il y a une impression que l’homme ne peut pas ne pas éprouver en présence de la nature. Il ne peut pas entrer en rapports avec elle sans se rendre compte qu’elle le déborde et le dépasse. Elle l’écrase de son immensité. Cette sensation d’un espace infini qui l’entoure, d’un temps infini qui a précédé et qui suivra l’instant présent, de forces infiniment supérieures à celles dont il dispose ne peut manquer, semble-t-il, d’éveiller en lui l’idée qu’il existe, hors de lui, une puissance infinie dont il dépend. Or cette idée entre, comme élément essentiel, dans notre conception du divin.

Mais rappelons-nous ce qui est en question. Il s’agit de savoir comment l’homme a pu arriver à penser qu’il y avait, dans la réalité, deux catégories de choses radicalement hétérogènes et incomparables entre elles. Comment le spectacle de la nature pourrait-il nous donner l’idée de cette dualité ? La nature est toujours et partout semblable à elle-même. Peu importe qu’elle s’étende à l’infini : au-delà de la limite extrême où peut parvenir mon regard, elle ne diffère pas de ce qu’elle est en deçà. L’espace que je conçois par-delà l’horizon est encore de l’espace, identique à celui que je vois. Ce temps qui s’écoule sans terme est fait de moments identiques à ceux que j’ai vécus. L’étendue, comme la durée, se répète indéfiniment ; si les portions que j’en atteins n’ont pas, par elles-mêmes, de caractère sacré, comment les autres en auraient-elles ? Le fait que je ne les perçois pas directement ne suffit pas à les transformer[1]. Un

  1. Il y a, d’ailleurs, dans le langage de Max Müller, de véritables abus de mots. L’expérience sensible, dit-il, implique, au moins dans certains cas, « qu’au-delà du connu il y a quelque chose d’inconnu, quelque chose que je demande la permission d’appeler infini » (Natural Rel., p. 195. Cf. p. 218). L’inconnu n’est pas nécessairement l’infini, pas plus que l’infini n’est nécessairement l’inconnu s’il est, en tous ses points, semblable à lui-même et, par conséquent, à ce que nous en connaissons. Il faudrait faire la preuve que ce que nous en percevons diffère en nature de ce que nous n’en percevons pas.