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s’exprimer dans des monuments littéraires, épopées, mythes, légendes, etc., qui, sans être dus à aucun auteur déterminé, auraient une unité interne comme les œuvres des particuliers. C’est de la même source que viendraient ces corps de coutumes juridiques, formes premières du droit, que l’État, peut bien codifier plus tard, mais qu’il ne crée pas. Ce fut même un des services rendus par la science allemande d’autrefois que d’avoir appelé l’attention sur ces forces impersonnelles, anonymes, obscures qui ne sont pas les moindres facteurs de l’histoire. Mais, pour Treitschke, toutes ces conceptions ne sont que des constructions abstraites, « simples modes d’un jour, destinées à passer comme les neiges de l’hiver. Comment peut-on dire que, à un moment déterminé, l’âme du peuple ait décidé quelque chose ? »[1].

Non seulement la société civile n’a pas d’unité naturelle, mais elle est grosse de conflits intestins ; car tous ces individus, tous ces groupes poursuivent des intérêts contraires qui s’entrechoquent nécessairement. Chacun tend à s’étendre et à se développer au détriment des autres. La concurrence n’est pas seulement la loi de la vie économique, mais aussi de la vie religieuse, de la vie scientifique, artistique, etc. Chaque entreprise industrielle ou commerciale lutte contre les entreprises rivales ; chaque confession religieuse, chaque école philosophique ou artistique s’efforce de l’emporter sur les confessions ou les écoles différentes. La thèse optimiste d’après laquelle les intérêts particuliers s’harmoniseraient d’eux-mêmes, par une sorte d’entente spontanée due à la claire conscience de leur solidarité, est une vue de théoriciens sans rapport avec les faits. Entre l’intérêt public et l’intérêt privé, il y a un abîme ; le premier est tout autre chose que le second approfondi et bien compris. Là donc où les mobiles privés sont seuls agissants, il ne peut y avoir qu’antagonismes déréglés. « La société civile est le théâtre d’une mêlée confuse de tous les intérêts possibles qui luttent

  1. I, p. 65