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MONSIEUR JACQUES. 45


qe la prudence d'Anselme n’était nullement déplacée : loin de lui en vouloir de sa discrétion, je lui en sus bon gré; m’étail-elle pas pour moi une garantie de plus de succès?

— Cher ami, reprit Ansélme après un moment de silence, si tu veux m’accompagner dans ma chambre et m'aider à la prpacues du diner, tu me rendras service. Je suis en re-

. tard aujourd'hui.

— Comment! l'aider à la préparation du diner? Est-ce que les détenus font ici eux-mêmes leur cuisine ? e

— Mais, oui, la République nous accorde par tête cin- quante sous par jour, et nous laisse la liberté de dépenser celle somme comme bon nous semble. #

— Voilà une mesure qui me paraît dictée par un senti- ment d'humanité bien rare à notre époque.

— Oh! ne l'enthousiasme pas si vite. Nous dépensons bien, il est vrai, à notre guise nos cinquante sous; seule- ment, comme nous sommes forcés pour faire nos achats d'a- voir recours aux, guichetiers, il en résulle que nous sommes volés des neuf dixièmes, et que cela revient absolument pour nous au même que si où ne nous donuait que cinq sous par jour.

— Alors, connaissant ton appétit, je te plains, mon pau- vre Anselme.

_ Le fait est que je maigris à vue d'œil, Une chose, tou- tefois, me sauve, c'est que les prisonniers, quels que soient leurs moyens d'existence et leur fortune personnelle, étant forcés, — par respect pour l'égalité, — de recevoir leurs cinquante sous quotidiens, deux de ces messieurs, qui n'ont que faire de celle allocation, n'en ont fait cadeau; je me trouve donc à la tête d'un capital de sepL livres dix sous chaque malin,

— Sepe livres dix sous! mais c'est un fort beau denier.

— Oui, sion ne m'eu volait pas, je te le répète, les neuf dixièmes. Avec ces sept livres dix sous je me procure un morceau de viande de six onces, une demi-livre de pain et un verre de vin : le striel nécessaire pour nourrir un enfant au berceau, Quant à Fouquier-Tinville, qui nomme les concierges el les admiuistraleurs des prisons, on prétend que la seule maison Lazare lui rapporte, sur les remises que lui font ses voleurs, une somme nelle de douze mille livres


par décade. Auselme qui était, je l'ai déjà dit, extrêmement remarqua ble dans les petits arrangements de la vie matérielle, avait


construit dans sa chambre un fourneau qui étoit un véritable chef-d'œuvre. En entrant, une pénétrante odeur culinaire, qui s'exhalait du pot-au-feu, me monta au cerveau et me fil éprouver une sensation délicieuse. 11 L avait si longtemps Le mes lèvres ne s'élaient trempées dans une boisson po- table!

— Mais, cher ami, dis-je à mon ancien compagnon d'ar- mes, lursqu'une heure plus tard, assis face à face l'un de l'autre sur deux escabeaux, nous fûmes en présence de no- tre diner, pourquoi, puisque ton appétit est si exigeant, ne l'es-tu pas servi de l'argent que je l'ai fait remettre à mon départ de l'Abbaye?

A celte queslion, Anselme ouvrit de grands yeux étonnés.

— Je ne me suis pas servi de cel argent, me répondit-il, par l'excellente raison qu'il ne m'appartenait pas.

— Mais, si j'avais été guillotiné, qu'aurais-tu fait?

— J'aurais demandé si tu avais laissé un testament en ma faveur, et si l’on m'eüt répondu que non, eh bien, alors, j'aurais employé tes fonds à faire dire des messes pour le repos de ton âme!

Celle réponse, qu'Anselme me fit avec un ton de sincérité el de conviction profondes, me causa, je ne le cacherai pas, un sensible plaisir, car elle me prouvait qu'il était bien Lou- jours le même el que sou cœur n'avait pas changé.

Notre repas terminé , nous allions, Auselme et moi, net- toyer et remeltre en place notre modeste batterie de cuisine, lorsque des cris déchirants , qui venaient du dehors, el qui presque aussitôt trouvèrent un écho dans la prison, nous firent sortir eu toute hâte de notre chambre, Nous nous pré-

mes aux fenêtres grillées qui donnaient sur la rue; ! auel triste spectacle se présenla à nos regards!


Nous vimes des hommes, appartenant sans doute aux troupes révolutionnaires, qui assommaient, littéralement parlant, à coups de massue, de pauvres femmes stationiant dans la rue du Paradis.

Dire les cris de douleur et d'effroi de ces malheureuses victimes, la sauvage brulalité et les indécentes plaisanteries de leurs bourreaux, est une lâche au-dessus de mes forces, de vois encore une pauvre jeune fille dont le charmant vi- sage ruisselait de sang, et que l’un de ces monstres trainait ar les pieds, tandis qu'un de ses compagnons la frappait impitoyablement-de sa massue sur la poitrine,

— Âh! misérables ! dit Anselne qui secoua avec tant de force les barreaux de la fenêtre que l’un d'eux fut faussé, ah! misérables assassins ! que ne m'est-il donné de me trou- ver au milieu de vous! Je sens que pas un de vous n'échap- perait à ma juste colère. Relirons-nous, cher ami, continua mon compagnon d'armes, je ne puis supporter plus long- temps ce spectacle. 11 y a de quoi me rendre fou!

Ansélme , en parlant ainsi, fendit la foule des prisonniers qui, placés derrière nous, essayaient d'apercevoir par-des- sus nos têtes ce qui se passait dans la rue; un homme àg, d'environ cinquante ans, et dont l'extérieur distingué sentait son gentilhomme, profta du départ de mon ami pour pren- dre sa place; mais à peine eut-il approché son visage des barreaux qu'il poussa un cri terrible, un de ces cris qui wappartiennent plus à l'humanité, et se rapprochent du hurlement de la bète fauve.

— Qu'avez-vous , monsieur le comte? dit Anelme en le Soutenant dans ses bras.

— Ma famille! ils assassinent ma famille! s'écria l'infor- tané en perdant connaissance.

Une heure plus tard le comte de L.., était en proie à un épouvanlable accès de fièvre cérébrale, et on devait l’atta- cher solidement pour l'empêcher de se briser la lête contre les murailles : le surlendemain il mourut.

Quant aux victimes que nous avions vu assommer, c’é- taient des femmes eL des filles de prisonniers qui, dans l'es pérance d’entrevoir un instant à la dérobée ceux qu’elles chérissaient, erraient dans la rue du Paradis, Les tigres 4 s'étaient précipités sur elles appartenaient à la police, el ils les gueltaient, apostés aux abords de la maison Lazare,

Celles d’entre ces malheureuses qui ne restèrent pas sur la place furent traînées devant le cosité révolutionnaire de la section Poisonnière, et de là conduites en prison.

À partir de la scène atroce que je viens de rapporter le plus brièvement possible, car rien qu'à ce souvenir mon sang s'allume et bout dans mes veines, mes Compagnons d'infortune furent privés de voir à la dérobée les doux 0b- jets de leurs affections; la tristesse qui régnait dans notre sombre demeure se changea en désespoir, Partout on n’en tendait que des sanglols, on ne voyait couler que des lar- mes.

IL y avait huit jours que j’habitais ma nouvelle prison , e Anselme , avec une fermeté de caractère que je ne l'aurais jamais cru capable de déployer vis-à-vis de moi, n'avait pas encore voulu me confier où il en était de ses espérances d'é« vasion.

— Gher ami, répondait-il à toutes mes questions, quand le moment d'agir sera venu, et il ne peut tarder, je Le dirai : suis-moi, nous parlons, Tu me suivras, nous parlirons, eL au bout d'un quart d'heure nous serons ou fusillés ou libres!

. Sur ces entrefailes , on lransféra à Lazare , afin de décré- diter dans l'esprit des masses les prisonniers que renfermait celle maison, deux cents galériens détenus à Bicètre, Je laisse à penser au lecteur si l’arrivée de ces hôtes dut nous être désagréable,

Grâce à Dieu et à l'énergie d’Anselme, aucun de ces nou veau-venus ne péuétra dans notre chambre, Mon compa- gnôn avait déclaré que le premier d'entre eux qui voudr: franchir le senil de notre asile aurait à vant avec lui. Trois forçats, e: pour une fanfaronnade, essayè preuve, muis elle ne réussit à aucun d'eux. Le premier le crâne défoncé, le second la mâchoire démise et Le Lroi-