Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 4, 1866.djvu/42

Cette page n’a pas encore été corrigée

40 MONSIEUR JACQUES.


La nuit venue, je remerciai la Providence de m'avoir fait rencontrer Bayard pour médecin, Veyrier pour n de lit et j'essayai de m'endormir, Mais l ne me fut pas possible de goûter un moment de repos; mon corps, accoutumé au SL de mon cachot, ne ponvait, — singulier phénomène, — sup- porter la mallesse dés matelas ; je souffrais horriblement et j'aurais voulu pouvoir me coucher par terre. :

Je dois ajouter qu'après deux jours passés dans mon lit, cel inconvénient disparut pour moi.

Le lendemain matin je sommeillais, lorsqu’en ouvrant les yeux je fus agréablement surpris par la vue d’une charmante jeune fille qui se tenait immobile devant mon chevet.

— Voici la potion qui vous a été ordonnée hier, citoyen, me dit la jeune inconnue d'une voix douce et pénétrante. Mon père n'a pas voulu troubler voire repos ; mais il m'a chargé de vous dire de ne pas vous inquiéter, qu'il répon- dait de vous !

— Et quel est votre père? demandai-je à la délicieuse créa- ture.

— Le citoyen Bayard, me répondit-elle.

— Le citoyen Bayard ! ch! j'aurais dû m'en douter en vous apercevaut. Le ciel ne pouvait ser sans récompense tant de vertu ; un homme tel que votre père ne mérite-il pas d'avoir une fille telle que vous.

La douce et belle enfant rougit légèrement à ma réponse, et déposant, sur une planchelte placée coutre mon lit, la potion qu’elle m’apportait, elle. me salua avec un sourire el S'en fut sans ajouter un mot, Longtemps après son départ, sa gracieuse apparition resta devant mes yeux : la vue de cette beauté si éclatante et si modeste à la fois m'avait ré- concilié avec le genre humain, Un moment j'oubliai que je viyais sous un gouvernement de bandits, et je pensais avec joie à l'aveni

Ce beau rêve ne dura pas longtemps ; un triste événement ne tarda pas à me rappeler à la réalité.

Un piquet, composé de troupes révolutionnaires sembla- bles à celles qui, la veille, étaient venues chercher des victi- mes dans le département de Naury, pour les conduire au tribunal, fil irruption dans notre salle, et le chef qui le com- mondait, dépliant un papier, se mit à appeler d’une voix de slentor le citoyen Veyrier.

— Vous voyez que je nè me trompais pas hier, en préten- dant que je n'échapperais pas à la guillotine, me dit mon malheureux voisin de lit en pàlissant, voici que mes bour- reaux me réclament.

L’ex-procureur de la commune de Sédan, quoique sa fai- blesse fût grande, essayait déjà de se lever, lorsque Bayard, sortant d'un cabinet attenant à la salle, se présenta devant Je chef qui commandait le piquet. R

— De quel droit viers-tu chercher un malade? lui de- mända-t-il d’un ton ferme et décidé.

— Du droit que possède Fouquier-Tinville de faire con- paraître qui bon lui semble devant le tribunal du peuple, répondit avec arrogance le sans-culotte. Et toi, continua- 1-il, de quel droit m'interroges-tu ?

— Du droit d’un honuèle homme qui accomplit son de- voir. Je suis le médecin en chef de cette salle, et je suis responsable devant ma conscience et devant Dieu du sort des malades qu'on m'a confiés. Le citoyen Veyrier que lu viens chercher n’est pas en état de Le suivre. Un déplace- meot trop brusque, une émotion trop grande entratneraient falalement sa mort, Veyrier ne Le suivra pas.

— Sais-u bien à quoi tu l'exposes en résistant ainsi à la volonté de Fouquier? demanda le chef de la troupe révolu- tionnaire d'une voix moins rude, car il était évident que la fermeté digne el honnète du courageux médecin lui en im-

osait. k — Je cours la chance de voir abréger ma vieillesse, ré- üdit tranquillement Bayard ; mais ce qui me met au-des- sus de la crainte, c’est que Fouquier n’a le pouvoir de tou- cher qu'a ma lête : il ne peut rien sur mon honneur,

— Ainsi, reprit le sans-culotte, de plus en plus déconte- näncé, lu refuses posilivement de nous livrer Veyrier ?

— Oui, très-positivement, je refuse,


— Docteur, s'écria alors mon voisin de lit qui se leva malgré sa faiblesse, par un effort suprème de volonté, je n'entends qe que votre générosité vous coûte la vie! Merci mille fois de votre noble intervention ; mais votre existence esl trop précieuse aux malheureux pour que vous la sacri-. fiiez ainsi. Merci, encore ; je pars,

— Infirmier, dit Bayard en s'adressant à un surveillant de salle et en lui désignant Veyrier, voici un malade qui a le délire. S'il essaye de se leyer, atlachez-le solidement daus son lit, et ne le perdez pas de vue !

Bayard, se relournant alors vers le commandant de la troupe révolutionnaire, lui indiqua, d'un geste plein d'é- nergie et'de dignité, la porte de sortie ; mais le sans-culotte, au lieu de tenir compte de cette muelle et expressive invi- tation, se prit à sourire d’une méchante façon, et, retirant un papier de la poche de sa carmagnole :

— Je n'ai pas encore fini, citoyen docteur, lui dit-il, voici une liste signée Fouquier-Tinville; tiens, vois l'écri- ture, tu dois la connaître. Cette liste l’ordonne de remettre entre mes mains les six aristocrates dont les noms suivent.

— Voyons celle liste, répondit froidement Bayard.

— La voici! Elle l'appartient, et tu auras 18 droit de la


+ garder lorsque tu m'auras livré les six personnes qui y sont

désignées,

A peine Bayard eut-il jeté les yeux sur le fatal papier que lui présentait en ricanant le sans-culolte, que nous le vimes pilir comme s’il allait se trouver mal.

— Horreur el infamie ! s’écri bientôt après en fou- lant avec rage à ses pieds la liste de morts dressée par Fou- quier. Horreur et namiet répéta-t-il avec une nouvelle vé- hémence. Quoi! l'on exige que je livre de pauvres jeunes mères qui, il y a un jou à peine, ne connaissaient pas en- core leurs enfants ! des épouses qui gisent encore faibles et inanimées sur leur couche de douleur! Jamais ! jamais !

Bayard, se baissant alors vivement, ramassa la liste fatale et, la déchirant avec rage, il en jeta les morceaux à la fi- gure du sans-culotte, qui porta la main à la poignée de son sabre.

— Oh! je ne crains ni tes fanfaronnades, ni Les menaces, continua Bayard, hors de lui; moi aussi, j'ai servi jadis mais sous la bannière de France, et non dans les rangé des bandits qui l'accompagnent, Si ma parole l'offense, sorlons ; je suis prêt à te rendre raison les armes à la main,

Celle proposition nous parut résonner fort désagréable- ment aux oreilles du sans-culotte, qui balbutia quelques pa- roles à peu près inintelligibles, et s'éloigna presque aussi tôt. :

— Excellent et magnanime docteur, dit un malade, pre- nez garde, ces misérables vont vous dénoncer.

De tous les côtés de la salle retentirent alors des bénédic= tions et des prières ; nous étions Lous émus jusqu'aux larmes et nous suppliames le docteur de songer à sa sûreté,

— Il est incontestable, mes amis, nous dit-il, que ces mi- Sérables ont eu trop peur pour ne pas me garder rancune. Si j'avais eu affaire à des soldats, il se seraient emporlés con tre moi; nous en serions peut-être venus aux voies de fait, mais à coup sûr ils n'auraient pas songé à se venger par une odieuse délation… Les troupes révolutionnaires au contraire, ramassis de tout ce qu’il y a de plus vil dans la société, sa- tellites lâches et cruels de nos tyrans de bas étage, n’ont fui que pour aller chercher l'aide du bourreau. Vous me conseil lez de me cacher : et pourquoi ? pour éviter une mort hono= rable? Jamais ! Je vais au contraire, comme me l'ordonne le devoir, plaider moi-même au conseil la cause de l'huma- nilé,

En effet, Bayard, sourd à nos supplications, sortit presque aussitôt. +

Le reste de la journée se passa pour nous dans une per- plexité très-grande. Nous nous attendions à chaque instant à apprendre l'arrestation de notre généreux défenseur. Que lon juge de notre joie lorsque nous sûmes plus tard que le noble Bayard, grâce à sa chaleureuse et vertueuse éloquence, avait remporté une victoire complète ; que poussant même plus loin la témérité, il avait prouvé, appuyé de tous ses col-