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36 MONSIEUR JACQU


ne n'aviez pas averti que ces citoyens étaient aussi nombreux, Goïment voulez-vous que nous lrouvions à nous placer, onze personnes, dans un spi aussi réduit que ce cachot,

— Je croyis que plus vous auriez de monde, c'est älire de société, et plus vous seriez satisfait, me répondit-il en s'éloigant; mais vraiment on a beau faire, on n'arrive ja= mais à vous contenter, Vous avez, l'ami, un bien mauvais caractère. ’

Mes nouveaux compagnons d'infortune m'apprirent, après le départ du guichetier, que, depuis deux heures qu'ils se trouvaient à l'Abbaye, on avait cherché en vain un endroit pour les caser ; que c’élait au dernier moment qu'un gu'che- tier avait parlé du numéro 47, el que par conséquent, en exigeant de moi deux écus pour me fournir de la société, il m'avait indignemeut volé.

Les malheureux prisonniers que lon venait de m'adj dre étaient, pour la plupart, de pauvres petits négociants où des domestiques sans place; je ne pus m'empècher de fi celle réflexion, que, pour être aussi criminels qu'ils l'étaient, les sans-culottes et les jacobins ne savaient guère lirer parti de leur infamie! A quoi bon, en effet, frapper sur des gens nuls par leur position et inoffensifs par leur caractère! N'élait-ce pas manquer complètement d'adresse et indispo- ser inutilement contre eux les classes infimes de Ja société ?

En effet, je suis persuadé que si on faisait un relevé de tous les infortunés qui encombrèrent les prisons de France peu le règne de la Terreur, on trouverait contre un no-

le où un prêtre cent bourgeois où hommes du peuple. Après tout, comment exiger que le tigre, ivre de fureur et de carnage, choisisse ses victimes! Le sang n'est-il pas pour lui toujours du sang ?

de croyais, quelques jours auparavant, que mon sort ne jouvait s'empirer, je reconnus bientôL que je m'étais trompé. lmest impossible de trouver des expressions assez fortes pour décrire l'affreux état dans lequel je ne tardai pas à me trouver, Entassés les uns contre jes autres dans quelques ieds carrés, et n'ayant pas assez de place pour allonger, a nuit, nos jambes, nous respirions, en outre, un air mé- philique qui nous altaquait les poumons et ne nous permel- tait guère de goûter un seul moment de repos.

Pour sureroit de malheur, les guichet r ils étaient alors plusieurs pour nous garder, — refermaient avec soin derrière eux les trois portes qui séparaient mon cachot du corridor, et il ne m'était plus possible de communiquer de vive voix avec Anselme.

A peine la nuit pouvais-je lui faire parvenir, par la fené- tre et au moyen de la corde que j'avais tressée, une ligne tracée au crayon ; il me fallait ensuite attendre jusqu'au len- demain pour lire sa réponse, car l'air de notre cachot, je le répèle, élait tellement vicié qu'il nous était impossible de conserver une bougie allumée ; la flamme s’éteiguait d'elle- même.

Une semaine, semaine que je n'oublierai jamais, se passa pour moi ainsi : de jour en jour, d'heure en heure, je sentais ma santé s'affaiblir; je me voyais à la veille d'une maladie mortelle, et l'idée seule que je n'avais plus long- temps à vivre me soutenait le moral et m'empêchait de toinber dans le désespoir.

Le neuvième jour, depuis l'arrivée de mes nouveaux com-

agnons, le guichetier, au lieu de leur distribuer comme habitude du pain et de l'eau, leur apporta une ration de viande pareille à celle que je recevais.

L'explication de celte générosité ne se fit pas allendre. Yers le milieu de la journée, nous reçümes la visite de deux commissaires-inspecteurs qui, — simulacre puéril de justice, vinrent nous interroger sur la façon dont on nous trailait.

= Voici ce que l'on me donne pour six francs par jour, m'écriai-je eo Jeur présentant ma ration de viande et le ha- reng pourri que j'avais reçus le matin.

2 Comment! ce que l'on vous donne pour six francs, re- prit un des inspecteurs. Expliquez-vous d'une façon plus Calégorique. é 2 ,

Je remarquai alors que mon ancien guichetier. me faisail des signes d'intelligence et roulait des yeux furieux, mais


j'affectai de ne pas le comprendre, et je racontai aux it RE ne cas hero avais passé avec lui, Ce récit me parut indigner vivement les commissaires-inspecteurs.

— Quaut à la qualité des denrées que l'on me fournit, leur dis-je en terminant, veuillez, je vous en prie, goûter vous-même de cette viande !

Je présenta alors mon écuelle à l'inspecteur placé le plus près de moi, qui s'éloigna en ne pouvant retenir un geste de dégoût profond, presque de terreur, et s'adressant à son collègue :

— On ne nourrit pas ainsi des hommes, lui dit-il d'une voix émue.

Après le départ des deux commissaires, eL comme j'émet- tais l'espoir que leur visite apporterait quelque soulagement à notre position.

— Ne vous bercez point d'un tel espoir, me répondit nn de mes compagnons de captivité qui avait déja passé huit mois à l'Abbaye, et qui connaissait par conséquent mieux que moi les habitudes de la maison, l'indignation que les commissaires out montrée vient tout bonnement, non pas de ce que l'on vous vend fort cher une nourriture détestable, et que vous éliez en droit d'exiger gris, mais bien de ce que le concierge ne leur a pas parlé de ce marché et ne leur a fait dessus aucune remise. Vous ne pouvez vous imaginer les énormes bénéfices que font les attachés aux prisons. Deux années leur suffisent pour s'enrichir !

— Mais comment se fuiL-il alors, dis-je au détenu, que, connaissant Loules ces particularités, vous n'ayez pas songé à avertir plus tôt mes compagnons qu'ils eussent à réclamer la portion de viande qu'on leur a donnée seulement aujour= d’hui pour la première fois.

— C'est que si vous saviez... Mais non, je ne me sens pas le courage de vons faire une telle révélation ! me réponditilt à vous surtout qui avez mangé de celle viande,

— D'où provient-elle donc ? m'écriai-je en me sentant, malgré moi, pâlir ; de grâce, parlez. A présent que vous avez llé mes’soupçons, je veux, j'exige que vous vous expli-

quiez catégoriquement, m'écriai-je avec force

— Eh bien, citoyen, me répondit-il en hésitant, on pré- tend, et le propos tenu tout à l'heure par le commissaire «on ne nourrit pas ainsi des hommes » confirme ce bruit malhieu-


reusement trop répandu que qu'il n'y ait pas là quelque chose de vrai; on prétend, dis-je, que les prisonniers, nour- ris par l'administration, méritent, sans s'en douter, le nom


de cannibales!.… car cette viande...

— N'achevez pas, malheureux! m'écriai-je en sentant une sueur Dr perler sur mon front; je ne vous comprends que trop (1

Cette horrible révélation nous causa à tous, mais parlicu- Jièrement à moi, une émotion inexprimable, L'idée que j'avais touché à cette abominable et sacrilége nourriture me

oursuivit depnis lors sans cesse et ne me laissa plus goûter, je ne dirai pas un moment de repos, mais au moins dé cilme. Je me promis, tant que je resterais au secret, de ne plus prendre pour aliment que le pain. Au reste, j'avais en- tièrementi perdu l'appétit. Une chaleur insupportable me brülait l'estomac et je souffrais au-delà de toute expression. Je ne tardai pas à eracher le sang !

Le changement qui s'opéra en moi fut si grand, que mes compagnons d’infortune fiairent par me prendre en pitié et par demander au guichetier que l'on me conduisit à l'hô- pital. : L — Ce n'est pas la peine de le déranger pour le peu de


(1) En eftet, j'ai lu depuis, dans plusieurs ouvrages publiés sur l'Abbaye, que les prisonniers de cette maison étaient tous persuadés qu'en les nourrissait ave de la chair humaine. Joseph Päris de l'E- pinard, l'auteur de « l'Humanité méconnue, » consigne ce fait et y ajoute foi. M. Päris de l'Epinard se trouvait en même temps que moi à la Conciergerie ; je me rappelle même fort bien avoir souvent entendu prononcer son nom, mais je ne l'ai jamais connu personnel- lement; on parlait de lui comme d'un homme d'une parfaite houo=

rbilité et de graude énergie,