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26 MONSIEUR JACQUES.


— Je vous remercie de votre conseil, dis-je à Riouffe, je vais répondre à mon oncle dans le sens que vous m'indi- quez,

En effet, grâce à deux écus de trois livres, un guichetier se chargea de mettre dans la bolte de la Conciergerie la let- tre non cachetée que j'adressai à mon oncle. Je passai le reste de la journée en compagnie de mon cher Riouñe qui continua, avec sa Verve el sa complaisance inépuisables, à me meltre au courant des faits révolutionnaires que je n'a- vais pu apprendre en province, et que, par conséquent, lorais complèlentent,

— Y at-il des exemples, lui demandai-je, d’accusés après avoir Coinparu devant le tribunal présid quier-Tinville, aient été rendus à la liberté ?

— Gertes, me répondit-il; mais ils sont fort rares, 11 von serait difficile de vous faire une idée de la façon dont les tr bunaux sont composés, La canaille des huissiers fiers et de tous les suballernes, comjosée d set de misérables qui, comine je vous le disai l'héure, savent à peine lire, semble trouver une voluplé i insulter dans leuts grifonnages barbares ceux qu'ils assassinent, J'ai vu, il ÿ à à peine une semaine de cela, ap= porter à une fenine un acte d'accusation sur lequel était écrit : « Tête à guillotiner sans rémission, »

Aucun de ces actes illisibles n'est orthographié, où n'y tronve pas une phrase qui Woulrage la langue françaisé, Souvent on reçoit un acle destiné à une aulre personne, alors l'huissier sé contente de substituer votre nom à celui qu'il efface.

Plusieurs fois js les ai vus, buvant avec les guichetiers, fal dè ces fausses pièces lout en riant aux éclats, Joi- gnons celle-lk à son citoyen, disaïent-ils lorsqu'ils ap-rec- vaient une femine dont le mari venarl de payer son tribut au bourreau, ët le lendemain la femme condamnée rejoi- gnait son époux. An reste, les actes d'accusations étant im= primés avec un protocole commun à tous, il n’y a que quel- ques lignes à remplir, et c’est dans ce peu de lignes que se commettent quotidiennement les méprises les plus absurdes et les plus odieuses.

Vous ne pouvez non plus avoir une idée de la façon dont Jes tribunaux révolutionnaires sont composés : ils reufer- ruent dans leur sein tout ce que le crime produit de plus hi- deux ; on y complé grand nombre de banqueroutiers et de faux-monnayeurs. Ces jurés ne se contentent pas, je n'ose dire de juger, mais bien de condamner les victimes qu'on leur envoie, ils joignent à la férocité la plus implreable. les outrages les plus lâches et les plus abominables. Un de leurs plus doux passe-temps est de révoquer en doute la vertu des femmes les plus respectées, et de livrer leur pudeur aux infues quolibels et à la risée de la vile popuiace,

— Voilà qui est épouvantable, dis-je à Riouffe en l'inter- rompant, n'est-il pas possible qu'aigri, comme vous devez l'être par votre longue caplivilé, vous n'en ayez, à volra insu, chargé un peu les couleurs?

je vous donne ma parole d'honneur, me répondil-il, que ce tableau est encore, au contraire, au-dessous de la réalité, Il y a de ces détails lellement hideux que l'on ne peutse résoudre à les aborder, je ne vous ai dit que la moi- tié à peine de ce que je sais. Après lout, un séjour de quel- ques semaines à la Couciergerie vous en apprendra plus que je n'ai le courage de le faire. Aujourd’hui, par un heureux hasard que je ue m'explique pas, nous avons élé assez Lran- qilles ; mais chaque jou nous apporle, de Lous les coins de la France, des charreltes de victimes, qui servent à combler les vides que fait parmi nous la guilloline; et quelles sont la plupart du temps, ces victimes ?

Les femmes les plus jeunes, les plus belles, les plus inté- ressantes ! Combien ai-je vu déjà arriver ici, avec une chaîne au col, de jeunes épouses enceintes, d'autres qui venaient d'accoucher el qui étaient encore dans cet élat de faiblesse et de päleur qui suit ce grand travail de Ja nature! Elles en- trent les unes évanouies el portées dans les bras des guiche- lers, qui en rient, les autres dans un état de stupéfaction et de prostration qui approche de la mort! Jamais le crime,

à aucune époque de l'histoire, n'a déployé une telle ati vit,

— À combien eslimez-vous donc le nombre des victimes que dévore journellement l'échafand à la Conciergerie ?

— Pour rester en deçà de la vérité et éviter Loute ralion, à soixante !

L'une semaine ne s'élait pas écoulée, que je recon- naissais combieuRiouffe m'avait dit vrai... nuit venue, je me relirai daus lé cachot numéro 13, où j'eus le bonheur de me procurer un pliant à côté de mon nouvel ami. Toutefois, ce ne fut pas sais avoir été aupara- van inaliténés que nous nous trouvaniés réunis tous les dix- huit das notre prison, car nous eümiés à subir, it de ouvoir hous retirer, la formalité de l'appel, ét celte forma té si simple était des plus trist

Le güichetier en chef; chargé d'appeler n08 noms, était dans un el état d'ivresse, qu'il né pouvait parvenir à les lire, Alors entrant, en voyant que nous ne répondions pas, dans un éffroyablè élat de colère, il se ruail sur nous avec ses camärades, nous injuriant él nous frappant avec une grioseièreté et une brutalité sans exemple,

De guerre las, il se résignä à nous compter, et l'on nous enferina jusqu'au lendemain.

À peine nous trouvâmes-nous seuls el fûmes-nous tran- quilles ; que l'un de nos compagnons alluma une bougie et chacun se mit à vaquer à ses affaires. Les uns raccommo- daient leurs vêtements en lambeaux; d’autres rangés le plus près possible de la faible lumière dont la clarté mourait avant de pouvoir y aléindre, dans l'espace qui séparait le sol de la Yoble, lisaieut des leltres qu'ils avaient reçues en fraude et ÿ Yépondaient; quant à Rioufe, il s'occupait à es mémoires. Je pris le parti de suivre sou exemple, ayant demandé une plume el une feuille de papie ie mis à relracer les principaux événements qui ur étaient survenus depuis mon arrestation. ‘

IL y avait plusieurs heures que je me livrais avec eu à +’occupation, et déjà la bougie allumée commençait à tirer à sa fin, lorsqu'un de nos compagnons élevant la voi:

— Citoyens, dit-il, voici minuit qui sonne! Est-ce qu'il n'y aura pas de séance, ce soir? “

— Oui! oui! la séauce! Commençons, répondirent la plupart de nos compagnons. ñ

— Moi, je préfère dormir à perdre ainsi mou lemps en enfantillages, dil un détenu dont la figure ignoble avait, des le premier moment, appelé mon attention.

ilence, Lussagne! À la lanterne! répondiren£ d'autres


agé-

— De quelle séance est-il donc question? demandai-je à Rioufle,

— Il ne s'agit pas d'une séance, me répondit-il, mais bien d’un simple passe-teups. Toutes les nuits, lorsque sonne minuit, l'heure à laquelle nos gnichetiers nous laissent un peu de repos, nous nous amusons à jouer au tribunal.

— Ce jeu m'a l'air, si j'en crois le proverbe qui dit : « Qu'il n6 faut pas parler dé cofde dans là maison d'un pendu, » assez mal choisi! Ne sommes-nous pas Lous ici sous Le coup d'une condamnation ? c’est justement pour cela que nous parodions cha-. que soir une séance du lribunal, de façon que si notre tour vient le lendemain , nous ne soyous pas pris à l'improviste. Mais silence, voici l'audience qui va commencer, malgré l'opposition du citoyen Lassagae, <

— Quel est donc ce Lassagne, dont la physionomie me parail si repoussante ? a — Ge Lassagne est un chef de voleurs ,. que l'ancien ré- gime avait condamné à être rompu vif pour assassinal. La révolution le sauva du supplice, ei les Jacobins le normmè- rent, — sans doute pour l'indemniser des persécutions que lui avait fait subir la monarchie, — maire d'Ingouville, fau bourg du Havre, Il est en ce moment détenu comme Conspi-


n'est pas étonnant alors qu'il n'aime pas à compa- raltre, mème pour plaisanter, devaut un lribunal, J'achevais à peine de prononcer ces mols quand la séance