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MONSIEUR JACQUES. - 13


— Vraiment, le commissaire du salut public a eu bien tort de nous envoyer à si grands frais à Paris, nous dit »otre Joyeux compagnon, les détenus sont trop nombreux ici pour que l'on songe à lui lenir grand compte de dix à douze malheureux qu'il remorque à sa suite,

Déjà nous espérions, à quelles folles suppositions ne s'ar- rête-t-on pas lorsqu'on est malheureux ! que, faute de prison pour sous recevoir, on allait nous rendre à la liberté, lors- que la voix de basse-aille de l'officier de gendarmerie, commandant en chef les escortes des trois berlines, vint nous arracher violemment celte dernière illusion, el nous plonger dans des angoisses profondes.

— Poslillons, s'écria-t-il, tournez bride et canduisez-1ious à la Conciergerie, À ce mot de la Ganciergerie, de si san- glinte mémoire, nous nous yimes perdus. Nous savions tous que la Gonciergerie servait d’antichambre à l'échafaud.

Hélas! une fois rendus à notre destination on nous ac- cueillit avec empressement.

A la Gonciergerie, ce vaste tonneau des Danaïdes, on ne refusait jamais de prisonniers ; car chaque jour , à chaque heure, à chaque minute, la guillotiue y faisait des vides et y laissait des vacances,

Ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à nous ex{raire, l'Espagnol el moi, des flancs étroits de la berl sion el Ja lourdeur inusitées des fers dont nous £és nous valurent les imprécalions des aidès-gebliers de nous porter.

‘Traités absolument comme si nous eussions été des ballots de marchandises, on nous jela, sans aucun ménagement. dans la grande salle d'entrée, afin de procéder à notre déferre- ment.

Je fus celui des deux qui eut le plus à souffrir de cette humiliante et douloureuse opération, car mes chaines, au lieu d'être retenues par des vis comme celles de l'Espagnol, avaient élé soudées au boulet, et l’on dut les briser,

On me coucha sur le dos, et ce fut au moyen d'un maillet, et au milieu des gracieuses plaisanteries des portes-clés, que l'on détacha ma chaine du boulet où elle était fixée.

Je demandera de nouveau au lecteur la permission de glisser sur ce cruel souvenir ; l'humiliation et ladouleur que je ressenlis alors ne s’effaceront jamais de ma mémoire,

— Allons, lève-toi; voilà qui est fini, me dit enfin un homme qu'à son ton impérieux el important je jugeai être un des principaux employés de la Conciergerie.

Je voulus obéir, mais, hélas! ma faiblesse trahit mon courage. J'avais le corps tellement courbaturé et engourd qu'en essayant de me mellre sur mes pieds, je relomb lourdement par terre.

., De grands éclats de rire accueillirent cette chute. Ah! J'eusse payé en ce moment, du prix de ma vie, le retour de mes forces eL la possession d'une arme.

Gomme il faut que même les meilleures choses aient enfin un terme, les geôliers el les guichetiers finirent par cesser de rire, D’eux d’entre eux, Ie souleyant brutalement, me déposèrent contre un banc adossé au mur et se mirent en devoir de me fouiller.

J'étais tellement ab: Lu au physique et au moral, par suite de tous ces indignes traitements, que je subis passivement, sans y songer, cetle dernière humilialion d'être visité comme un vil criminel.

A peine les cris de joie que poussèrent les guicheliers, en &rouvant dans mes poches les q mgl-dix Jouis environ qui me restaient de l'héritage de l'inforturé Gaston de L*+*, éveillèrent ion. Je n’avais plus la force de for= muler une idée, et mes sensations étaient tellement émous- sées que je ne compris qu'imparfaitement qu'on venait de me dépouiller,

Une seule pensée me poursuivait : celle de rester avec Ts compagnons d'infortune et de voyage. Aussi, lorsque

EUX geôliers, m'ayant pris à bras-le-corps, m'entraïnèrent tout Seul, ma raison si fortement ébraniée me revint-elle pour ll Moment. Je les supplini de ne point me séparer de mes amis, leur Grant, s'ils écoutaient ma prière, de leur abandonner en toute bropriété les quatre-vingt-dix louis


que les administrateurs ou les employés supérieurs de la Conciergerie ne manqueraient pas de leur réclamer.

Je crois que celte proposition n'eût pas élé refusée par mes bourreaux, si j'eusse attendu pour la leur faire que nous eussions élé sans témoins ; mais, devant les vingt per= sounes qui nous voyaient el nous écoulaient , force leur fut de rester incorruptibles : ils se dédommagèrent toutefois, jusqu'à un certain point, de leur désapp nlement en redou-

laut de brutalités à mon égard; j'avoue au reste que ma maladresse méritait bien ce surcroît de persécutions,

A présent, si pour me conduire à mon cachot l’on me porta, ou si l'on me traina; si l'on me fit traverser de longs corridors, monter ou descendre des escaliers, c'est ce que je ue saurais dire; je ne me souviens de rien à partir du me- went où l'on me sépara de mes compagnons de route, si ce p’est d'un bruit sinistre et étrange qui arriva confus à mes oreilles, bruit produit sans doute par le grincement des ver roux et des serrures, et d’une vive et douloureuse sensation de froid qui me saisit au cœur.

Combien de temps restai-je plongé dans cet état d'acca- blemeut lélhargique, je ligaore également, Tout ce que je sais, c'est que mon eslomac ressentait déjà vivement les at- teintes de la faim, lorsque je repris connaissance et que j'ou- vris les veux.

Pendant quelques minutes, — peut-être même cet espace de temps qui me sembla durer plusieurs minutes ne! dé- passa-t-il pas quelques secondes, — je n'aperçus, s’il m'est permis de me servir de celle expression, que des ténèbres. Peu à peu cependant , soit que mes yeux se fussent habitués à l'obscurité, soit que mes facullés se fussent réveillées, je commençai à distinguer, placé presque tout contre moi, un corps large et -noir d'un assez fort volume. Seulement J'ignorais si ce corps représentait une matière inerte ou bien un être animé.

— Ÿ a-til quelqu'un ici? mécrinije,

— Certainement, camarade, qu'il y a quelqu'un, me ré- pondil une voix rauque et forle, nous sommes même Lrois, Ne nous aperçois-tu donc pas ?

— Hélas ! c’est à peine si j'ai la force de soulever mes paupières.

— paraît que les geôliers n’ont pas été gentils avec toi?

— Ils m'ont torturé avec une barbarie sans exemple,

— Bah! ce nes rien. On se fait à ces bousculades-à. C'est l'habitude qui Le manque. Et dis-moi, camarade, à quel motif devons-nous l'honneur de La société ? continua la voix forte et rauque. Es-tu un polilique ou un travailleur ?

— Je ne vous comprends pas, citoyen.

— La question que l'on vous adresse est cependant des plus claires, interrompit une voix douce et mielleuse que je n'avais pas encore entendue, L’on vous demande si votre arrestation est le fait de la politique, ou. d'autre chose ?

— L'on m'a arrêté parce que j'ai voulu défendre une pau- vre enfant contre les oulrages d’un commissaire des réquisi= lions.

— Ma foi, vous avez bien mérité l'ennui qui vous arrive: Pourquoi diable vous mêler d'une chose qui ne vous regar- dait pas! Alors, je vois ce dont il s’agit, vous avez été écroué en qualité de fédéraliste. Hum! celle accusation est vague, mais terrible, Il peut se faire qu’on ne souge plus à vous el que l'on vous fasse comparaïire sous peu de jours devant le tribunal révolutionnaire... et alors. une, deux, rois, jugé, condamné, exécuté, iout cela se fait en quatre heures !

— Hélas! répondis-je, que Dieu vous entende! Je me sens si malheureux, que la perspective de l'échafaud, loin de m'elfrayer, me charme et me sourit, Je n'aspire plus qu'au repos de la tombe.

— Hum! c'est un repos un peu long! Quant à moi, je ne vous cacherai pas que je désire voir ma vie se prolonger jusqu’à la centaine. Il est malheureusement à craindre que mon vœu ne Soit pas exaucé, 3

— Vous êtes sans doule aussi une victime politique ? de- mandai-je à mon interlocuteur,