Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 4, 1866.djvu/14

Cette page n’a pas encore été corrigée

12 MONSIEUR JACQUES.


ment, c’est à n'y pas croire ! Les historiens futurs qui retra- ceront les mœurs de notre époque reculeront devant l'invrai semblance de toutes ces monstruosilés !

Une lois là conversation engagée, le gros homme jovial ne la laissa pas languir; il parvint même, à force d’entrain et de bonne humeur, à faire sourire plusieurs: fois le lamen- table vieillard.

À la nuit tombante, nous nous arrétames pour diner. Notre escorte, voulant se reposer un peu et se rafraichir à l'aise, nous fi descendre et entrer dans une auberge, où l'on nous servit un fort maigre repas.

Inutile d'ajouter qu'à partir du moment où nous eùmes mis le pied dans l'hôtellerie, personne ne put plus y péné- trer, J'adressai en vain plusieurs fois la parole à la mari- torne chargée de nous servir ; elle ne voulut pas me répon- dre. Je restai donc dans l'ignorance la plus complète de l'endroit où nous nous trouvions.

La fin de notre repas fut signalée par un incident ficheux, L'Espagnol ayant retiré de sa poche un petit couteau à lame ronde du bout, et par conséquent inoffensive, un des gen- darmes se précipita sur lui avee fureur, arracha l'arme de ses mains el lui envoya un violent coup de poing au beau milieu du visage.

Je me ressouviens encore, comme si cet événement ne datait que d'hier, de la rage dont l'Espagnol fut saisi en recevant cel outra

D'un boud il s’élança de dessus sa cl saisissant un broc d’étain plein d’eau qui se trouvait à la portée de sa main, il le lança en poussant un cri rauque el sauvage, sur son lâche agresseur.

Alors eut lieu une de ces scènes de brutalité farouche et sansnom que la plume se refuse à retracer,

Les gendarmes, ils étaient au nombre d'au moins une dizaine, s'élancèrent sur nous, semblables à des bêtes fau- ves, et nous foulèrent aux pieds,

Contre une telle agression, la défense était impossible,

Cependant, exaspéré par cet indigne traitement, je résis- lai avec énergie el je ne succombai qu'après avoir Lerrassé deux gendarmes.

Je devais payer bien cher ma défaite, :


Li

Le brigadier de gendarmerie qui commandait notre es corle ordonna de river la jambe de l'Espaguol et la mienne à un boulet ramé de 48. Aussitôt donaé, cet ordre fut ac- compli.

Je passe, saus vouloir même y attacher mon souvenir, sur les détails de celle espèce d'exécution qui se ft, non pas dans l'auberge, mais publiquement et au milieu d’un grand concours de curieux qui ne cessèreut de nous accabler, Y'Espagnol et moi, d’imprécations et d'injures pendant tout le lemps de celle triste cérémonie.

Nos mains, allachées par une triple corde, furent sur- chargées du poids d'une énorme chaîne qui’ nous ceignit également le corps. Ces fers étaient si pesants que, si la voi- ture eùl versé, notre jambe eùl élé brisée en plusieurs en- droits.

Je me suis promis, en écrivant le récit de ma vie de vo- lontaire, de ne jamais m'écarter, même par une simple exagéralion, de la stricte vérité : je ne cacherai donc pas au lecieur qu'une fois ma colère passée, je tombai dans un profond découragement, et que je me sentis pendant un moment au-dessous de mon malheu

Quant à l'Espagnol, il avait repris son impassibilité pre- iière; il ne fit entendre ni une plainte, ni un regrel; une seule fois, il sortit de son silence pour prier le gros homme jovial de lui allumer un cigare, car ayant les mains atta- chées, le pauvre Espagnol ne pouvait, pas plus que moi, faire le moindre mouvement.

Le gros lomme s'empressa de se rendre à ce désir, et, lui remettant le cigare :

— Je vous demande pardon

monsieur, lui dit-il avec

a ———— sensibilité et une dignité que je ne me serais certes pas atlendu à trouver en lui, je vous demande pardon, au nom de la nation française, des ignobles traitements que l'on vous fait subir. La France, dominée et écrasée par la terreur que lui causent les monstres qui se sont emparés d’elle par sur- prise, n’exisle pas en ce moment.

Dieu veuille, pour l'honneur de notre pauvre pays, et pour celui de l'humanité, que notre honte et nos angoisses aient bientôt un terme! Encore quelques années d’un pareil régime, el la France, épuisée d'hommes, et déshonorée par sa lacheté, cesserait de compter parmi les grandes nations!

Je n'insisterai pas sur les souffrances que nous eùmes à en- durer, mes compagnons d’infortune et moi, pendant le reste de ce voyage; ce Serait là un récit douloureux et uniforme, dénué d'intérêt pour le lecteur.

Toutefois, je dois constater que pendant les 120 heures que nous reslâmes enfermés dans notre tombeau roulant, nos cruels geôliers ne nous permirent plus de mettre une seule fois pied à terre,

De temps en temps, le gros homme jovial dont l'heureux caractère ne contribua pas peu à nous faire supporter avec je de résignation nos souffrances, et le vieillard mélanco- ique, qui tous les deux n'ayant opposé aucune résistance aux gendarmes, n'avaient pas été rivés comme l'Espagnol et moi à un boulet, regardaient, sur la grande route, à travers les jointures des contrevents fermés de la berline,

Glaque fois, ils apercevaient des voitures chargées de grains, de paille, de couvertures de laine , d'habillements et d'étofes diverses pos des réquisitions forcées. De temps en temps, ils voyaient aussi passer soit des berlines comme la nôtre, soit des cabriolets fermés qui, entourés de gendarmes à cheval, conduisaient des prévenus à Pa

— Mais, à quoi bon envoyer si loin des innocents que l'on veut perdre, dis-je une fois en m'adressant au gros homme jovial, ne serait-il pas plus simple de les retenir dans les prisons de province !

— Ne comprenez-vous donc pas, me répondit-il, que ces convois de prétendus conspirateurs servent aux agents révo- lutionnaires de Loutes sortes envoyés par le salut public dans les départements, à faire parade de leur zèle el à motiver leur mission. Nous jouons en ce moment le rôle de compar- ses de théâtre : nous servons à une mise en scène!

Je voudrais bien donner une rapide descriplion de l’itiné- raire que nous suivimes, mais cela m'est tout à fait impossi- ble, par l'excellente raison que nous ignorämes pendant tout le cours du trajet le nom des villes par où nous passa- mes,

Toutefois, quoique pas un seul de nous n'eût été à Paris, le gros homme et le vieillard reconnurent , à l'animation et à l'aspect des environs, que nous arrivions enfin à notre des- tiuation.

Allions-nous trouver un terme à nos maux? Elait-ce la li- berté ou une mort sanglante et terrible qui nous attendait ? Nous élions en proie à une vive émotion,

Bientôt les cahots de notre berline roulant sur le pavé nous apprirent que nous étions entrés dans Paris, Peu après notre voilure s’ärrêla, el un des gendarmes ouvrit la por- lière : nos cœurs ballirent avec violence, ÿ

Devant nous, nous aperçümes de noires murailles et un corps-de-gurde rempli de soldats,

Nous nous préparions à descendre, lorsqu'un des gendar- mes de notre escorte sorlil du corps-de-garde, el s'adressant à ses compagnons :

— Allons, en route, leur dit-il, on ne peut recevoir ici nos scélérats : les Madelonnettes regorgent de prisonniers,

Une demi-heure plus tard , la même cérémonie se répéla! c'est-à-dire que notre berline fit une nouvelle station devant une autre prison, que l'on ouvrit la portière, el qu'ensuite l'on nous refusa.

Pendant plus de deux heures, nous parcourûmes en ain toutes les maisons de détention de la capitale, les Madelon- neltes, l'ex-Saint-Lazare, actuellement Lazare [out court, le Luxembourg, la maison d'arrêt de Port-Libre et le Ples- sis : partout on se refusait à nous admelire,