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puis pas deviner, moi, quels sont vos désirs et vos goûts. Je suis un garçon simple d’esprit et qui ne brille pas, dit-on, par son intelligence. Interrogez-moi, et je ferai en sorte de vous satisfaire de mon mieux. À défaut de perspicacité, j’ai du moins de la rondeur et de la franchise.

— Perspicacité, rondeur, briller par son intelligence ! répéta Anselme en me lançant un regard à la dérobée, pour m’avertir de me tenir sur mes gardes ; voilà, l’ami, des expressions qui ne sentent pas la montagne.

— Je ne vous comprends point ! dit le paysan en riant d’un air hébété, faut croire que vous êtes un savant et que vous me parlez de choses au-dessus de ma portée.

À cette réponse, j’examinai avec plus d’attention notre étrange interlocuteur : à l’assurance affectée de son maintien, à son rire de mauvais aloi, à ses gestes brusques et saccadés, qui dénotaient une émotion intérieure et comprimée, je me convainquis que sa position sociale n’était nullement celle qu’il affichait, et qu’évidemment il était travesti et jouait un rôle.

— Quelle est votre profession, l’ami ? lui demandai-je.

— Je suis de ceux qui nourrissent les riches et qui pourtant manquent eux-mêmes, la plupart du temps, de pain, — me répondit-il, — je suis un laboureur.

— Oh ! qui travaillent pour les riches c’est une façon de parler, continuai-je en riant ; vous voulez dire qui font travailler ; car vous m’avez l’air d’un bon vivant, et je crois que vous êtes plus souvent placé devant une table bien servie qu’attelé à votre charrue.

— Vous vous trompez, citoyen, je suis non un fermier, mais un pauvre garçon laboureur qui vend les sueurs de son corps pour un vil et insignifiant salaire…

— Vraiment ! Eh bien là, franchement, à la finesse et à la blancheur de vos mains on ne se douterait pas que vous êtes un conducteur de charrue, — lui répondis-je en le regardant fixement entre les yeux.

— Farceur ! s’écria le paysan en affectant de rire aux éclats, tandis qu’une vive rougeur empourprait son visage, vous voulez vous gausser de moi ! Mais dites-moi donc, vous qui êtes savant, comment faut-il que je fasse pour engager mon procès ? Voici la chose en deux mots : j’ai dans le temps acheté une vache que je devais payer…

— Anselme, dis-je en interrompant le prétendu paysan dans le récit de son prétendu procès, car le travestissement de l’inconnu était une chose qui ne faisait plus doute pour moi, — voici quatre heures qui sonnent, et j’entends mes camarades qui arrivent, fidèles à notre rendez-vous ! Je ne sais, mais j’ai idée que nous allons rire… Va donc les recevoir.

Anselme me comprit à demi-mot, ce qui me donna une fort bonne idée de son intelligence, et prenant son fusil, il fut se placer devant la porte.

Quant à moi, me levant aussitôt de dessus le banc où j’étais assis, je me mis devant la fenêtre du cabaret qui donnait de plain-pied sur la rue. Cette porte et cette fenêtre étaient les seules issues pur où l’on pût sortir de la pièce où nous nous trouvions.

— Puisque vous ne voulez plus causer, à revoir, citoyens, — nous dit alors l’inconnu, qui, se levant à son tour, se dirigea tranquillement, et les mains dans ses poches, vers la porte.

— Fâché de vous retenir, aimable convive ! s’écria Anselme en le mettant rapidement en joue ; mais votre conversation est si agréable que je tiens à en faire jouir mes camarades. Ah ! restez tranquille, je vous en prie, et laissez retomber ces pistolets dont j’aperçois la crosse sortir à travers les fentes de vos poches… ou sans cela !… Vous savez le proverbe : « Il vaut mieux tuer le Diable que le Diable vous tue. »

— Ne craigniez rien, monsieur, dit alors le paysan, je ne résisterai pas. J’ai maladroitement engagé la partie et j’ai perdu, voilà ! Relevez votre fusil, je suis un homme loyal, qui n’a jamais contesté une dette de jeu. Ma tête vous appartient.

Il y avait un tel accent de résignation et de dignité tout à la fois dans la façon dont l’étranger prononça ces paroles que, malgré moi, je me sentis ému.

— Citoyen, lui répondis-je, nous sommes des soldats, et non des délateurs ; notre rôle, et J’avoue que j’en suis fier, est de combattre à la frontière les ennemis de la République, de mourir en la défendant, mais nullement de pourvoir de victimes les bourreaux.

Si nous avons usé d’un semblant de violence à votre égard, c’est que nous vous avons pris pour un espion et que nous avons craint que vous n’essayiez de tirer parti, pour nous perdre, de nos propos immodérés. La frayeur que vous venez de montrer, en croyant que nous allions vous livrer, ne nous laissant aucun soupçon à cet égard, nous ne vous retenons plus ; vous êtes libre de vous retirer.

L’inconnu m’écouta en silence, mais bientôt des larmes jaillirent de ses yeux, et son émotion fut telle qu’il dut appuyer sa main sur son cœur.

— Ah, messieurs ! s"écria-t-il enfin en prenant dans les siennes la main d’Anselme et la mienne, qu’il serra avec effusion, si tous les républicains agissaient corme vous, je ne serais pas aujourd’hui caché sous des habits de paysan et errant dans la montagne !

Vous compteriez un homme de plus dans vos rangs, et un homme qui présenterait gaîment sa poitrine aux balles de l’étranger… Mais hélas !… merci, messieurs, merci ! Puissé-je être un jour à même de reconnaître votre générosité. Et qui sait ? Vous allez dans les montagnes du Forez, l’heure n’est peut-être pas si éloignée où il me sera permis de payer ma dette de reconnaissance !… Au revoir.

L’inconnu, après nous avoir de nouveau serré les mains, se dirigeait vers la porte, lorsqu’Anselme de retint :

— Citoyen, lui dit-il, croyez-vous donc, que dans les montagnes du Forez…

— Ah ! pardon, monsieur, dit doucement l’inconnu en interrompant mon camarade, permettez-moi de vous faire observer qu’une seule question de vous gâterait votre bonne action.

— Au fait, c’est juste, et vous avez raison, citoyen, — dit Anselme, — je n’ai pas, moi, de droit de vous interroger : bon voyage et que Dieu vous protége !

Après le départ du prétendu et mystérieux paysan, nous gardâmes pendant un moment, Anselme et moi, le silence. Je crois que nous étions tous les deux plus émus que nous ne voulions nous l’avouer ; enfin mon camarade partit d’un grand éclat de rire.

— Quel est donc le motif de votre gaîté ? lui demandai-je.

— Je ris, me répondit-il, en songeant à la bizarrerie que présentent souvent les destinées humaines ; il y a deux heures à peine, vous et moi, nous ne nous connaissions point, et voilà qu’à présent, nous sommes liés d’une étroite amitié, et que nous venons de mériter la guillotine ensemble.

— Le fait est qu’il y a mille à parier contre un que nous avons sauvé un émigré.

— Vous repentiriez-vous de ce que vous avez fait ?

— Loin de là, je suis prêt, au contraire, à recommencer. Seulement, je ne crois pas qu’il nous serait bien profitable de raconter cette aventure au premier venu.

— Oh ! quant à moi, ne craignez rien ; les gens qui ont été attachés à l’Église savent mieux que personne au monde garder un secret.

Le lendemain de cette conversation, le détachement dont