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devenu trop riche, était tombé en disgrâce au ciel, et que son intervention manquait complètement d’influence. Le résultat de cette manœuvre déloyale fut ce qu’il devait être, c’est-à-dire que mes besaces restèrent d’un vide désespérant ; je ne me sentais pas de colère.

Le diable, qui probablement tenait à utiliser la mauvaise disposition d’esprit dans laquelle je me trouvais, me fit, sur ces entrefaites, me rencontrer dans un château avec un des quêteurs des capucins. Je dois me rendre cette justice, que je fus d’une courtoisie extrême avec mon rival ; mais le malheureux, enivré par ses succès et ses triomphes, ne sut pas conserver une attitude convenable vis-à-vis de moi, il commença d’abord par me plaisanter sans ménagement sur le discrédit de saint Dominique, eut l’air ensuite de s’apitoyer sur la fatigue que devait me causer le transport de mes besaces et finit enfin, en voyant que j’acceptais, sans y riposter, ses sarcasmes, par tomber dans la plus grande grossièreté. Que vous dirai-je de plus ? ce qui devait arriver arriva, c’est-à-dire que vint un moment où, exaspéré par les rires stupides et insultants de la valetaille, qui assistait à mon exécution et s’en réjouissait outre mesure, je ne fus plus maître de la fureur qui grondait en moi. D’un seul coup de poing j’abattis à mes pieds mon rival.

Je suis encore à me demander aujourd’hui si j’ai eu le malheur, — ce qui, à vous parler franchement, me paraît chose assez probable, — de le tuer pour tout de bon. Quoi qu’il en soit, mon exploit accompli, je m’empressai de prendre la fuite et de regagner mon couvent, où mes confrères me reçurent avec transport et m’assurèrent que ma conduite me faisait le plus grand honneur.

Malheureusement la justice ne partagea pas cette opinion, et une nuit que je dormais du sommeil du juste, la maréchaussée envahit notre couvent : je fis un paquet de tous les objets qui me tombèrent sous la main, et je m’enfuis par une issue connue de moi seul.

Je me réfugiai d’abord du coté de Lamarche, pays pauvre et inconnu, où l’on ne songea pas à me poursuivre ; puis, peu de temps après, les ordres ayant été abolis, et la faim commençant à se faire sentir, je m’engageai comme simple soldat. Voilà, citoyen, mon histoire.

Ce récit, du temps passé, — car le siècle avait marché si vite, pendant les dernières années, que la suppression des couvents me semblait alors un événement fort ancien, — ce récit, dis-je, me divertit et me donna l’idée de me faire un camarade de l’ex-dominicain qui, au demeurant, me parut être assez bon diable.

— Ma foi, lui dis-je, à présent que nous nous connaissons, si vous voulez, nous deviendrons amis… L’isolement dans lequel je me trouve me pèse, et je ne serai pas fâché d’avoir un camarade.

— Avec plaisir, citoyen, me répondit-il en me tendant la main ; topez là ! Je me nomme Anselme. Entre nous, maintenant, c’est à la vie à la mort !

Il fut décidé entre Anselme et moi que nous prierions le commandant de notre bataillon de nous mettre tous les deux dans la même compagnie, et que, autant que faire se pourrait, nous prendrions des billets de logement de façon à nous trouver le plus possible ensemble.

Nous étions en train de vider une bouteille de vin vieux que j’avais fait apporter pour cimenter notre récente camaraderie, lorsque le son des tambours qui battaient le rappel nous força d’abandonner la table et nous conduisit dans la grande rue de Saint-Priest ; c’était une communication que notre commandant avait à nous faire.

Il s’agissait d’envoyer un détachement dans les montagnes du Forez, principalement dans le village de Chevrières, pour atteindre les insoumis à la loi de la réquisitions.

Comme notre bataillon était alors exténué par les marches forcées qu’il avait eu à subir et que presque toutes les compagnies comptaient dans leurs rangs un assez grand nombre de malades, le commandant demanda cinquante hommes de bonne volonté pour cette pénible et patriotique mission, avec promesse d’inscrire leurs noms dans le bulletin.

Anselme fut le premier à se présenter, et je me hâtai de suivre son exemple.

— Pourquoi donc, camarade, lui dis-je, lorsqu’une demi-heure plus tard notre petit détachement se trouva au complet, avez-vous montré un tel empressement à faire partie de la colonne expéditionnaire que l’on envoie dans les montagnes du Forez ? Si je ne me trompe, notre mission n’a rien de bien agréable en elle-même : persécuter, poursuivre et arrêter de pauvres diables, qui préfèrent travailler la terre et nourrir leurs parents, à aller se faire tuer sans savoir ni pour qui, ni pour quoi, à la frontière, est un passe-temps qui ne me sourit que fort médiocrement.

— Je me suis offert, répondit Anselme, d’abord parce que j’aime beaucoup mieux faire partie d’un petit détachement isolé que de suivre une colonne…

— Et cela pour quelle raison ?

— Mais, par la raison que les colonnes affamant les pays par où elles passent, sont précédées ordinairement par la terreur, de sorte que chacun se sauvant, ou cachant ses provisions, elles meurent à moitié de faim, tandis que les hommes d’un petit détachement sont nourris, choyés et hébergés par les paysans, qui tous, plus ou moins, possèdent quelque parent réfractaire, et tiennent à se mettre au mieux dans les bonnes grâces de ceux entre les mains de qui ces parents pourraient tomber.

— Je comprends. Votre acte de bonne volonté, qui vaudra l’insertion de votre nom au bulletin, est tout bonnement un acte de gourmandise.

— Et d’humanité aussi, car quoique je ne vaille pas grand’chose, je suis heureux cependant toutes les fois que ma position me met à même de rendre service à mes semblables. Or, dans la mission dont nous sommes chargés, il y a vingt à parier contre un que je trouverai l’occasion d’être utile à quelque pauvre diable.

— Anselme, répondis-je en lui serrant cordialement la main, je vois que nous sommes faits pour nous entendre. Allons achever notre bouteille de vin.

Nous étions attablés de nouveau dans le cabaret, et nous causions de notre expédition prochaine, lorsqu’un individu dont le costume annonçait un habitant des montagnes, et qui, la tête appuyée sur ses mains et ses mains sur la table, semblait dormir d’un profond sommeil, se réveilla tout à coup, et s’adressant à nous avec, un accent des plus prononcés :

— Ne parlez-vous pas du Forez, citoyens militaires ? nous dit-il.

— Oui, nous en parlons, lui répondis-je assez étonné de cette question. Mais que t’importe !

— À moi ! rien, citoyen soldat. Seulement, comme je suis du pays, j’ai pensé que vous ne seriez pas fâchés d’avoir quelques renseignements : voilà pourquoi j’ai pris la liberté de me mêler à votre conversation…

— Il paraît, l’ami, que tu as le sommeil léger ! dit Anselme en regardant fixement le montagnard.

— Je ne dormais point, citoyen soldat ! Je pensais comme ça à un procès qui me tourmente et pour lequel je me rends à Lyon, répondit le paysan qui ne parut nullement troublé de l’observation de mon camarade.

— Et quels sont les renseignements que tu as à nous donner ?

— Dame, citoyens, c’est à vous à m’interroger. Je ne