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prouvais, malgré la frayeur sans nom qui s’était emparée de moi, je ne voulus pas encore céder. Réunissant, par un suprême effort de volonté, et mes forces et mon courage, je me préparais à me jeter de nouveau sur le fantôme, lorsque celui-ci, lisant dans ma pensée :

— Écoute-moi, je le veux, il le faut, me dit-il d’une voix dont chaque note retentit douloureusement dans mon cerveau ; reste donc en place, et jette ton arme ; je te l’ordonne.

À peine achevait-il de prononcer ces dernières paroles qu’une force inconnue et invisible arracha mon fusil de mes mains crispées, et me saisissant, si je puis m’exprimer ainsi, par les jambes, me cloua au sol !

— J’écoute, m’écriai-je d’un ton suppliant, car je me sentais vaincu et dompté !

— N’oublie point, reprit le spectre, que le mystérieux pouvoir qui m’a permis de revenir sur la terre, saura t’atteindre et te punir en tout endroit du monde, si tu hésites à exécuter mes dernières volontés.

— J’obéirai ! répondis-je humblement et en baissant la tête, parlez !

Le spectre se recueillit alors pendant quelques secondes…

— Tiens, les spectres réfléchissent donc avant de parler ! m’écriai-je en interrompant Anselme pour la troisième fois. Voilà une particularité digne de remarque.

À cette interruption mon camarade ne put dissimuler un mouvement de vive impatience, et tout en ayant l’air de lisser sa moustache, il mit un doigt sur sa bouche, comme pour me prier de garder le silence.

Surpris de ce geste qui semblait m’indiquer qu’un mystère véritable existait en dehors de son récit, j’interrogeai Anselme d’un signe d’œil presque imperceptible, signe auquel il se hâta de répondre par un mouvement affirmatif de tête.

Persuadé alors que mon camarade avait un motif pour vouloir faire croire à sa fabuleuse histoire de revenant, je me promis non-seulement de ne plus le troubler par mes répliques, mais même au besoin, de lui venir en aide et de lui servir de compère.

Toutefois, une chose m’intriguait toujours extrêmement, c’était le signalement si exact du défunt qu’il avait pu donner en commençant son récit.

— Eh bien ! Anselme, lui dis-je, pourquoi t’arrêtes-tu ainsi ? Poursuis donc, je t’en conjure.

— Le spectre, se hâta de reprendre mon camarade, se recueillit pendant quelques secondes, puis, d’une voix lamentable : « Mon ami, me dit-il, quoique mon corps repose dans une terre chrétienne, mon âme ne peut entrer au ciel, car je suis mort sans l’assistance d’un prêtre. Je te charge donc de trouver un ecclésiastique non assermenté, et de lui remettre dix mille francs qui lui serviront à faire dire des messes pour mon repos éternel, et à secourir les malheureuses victimes de la révolution.

— Mais, dis-je alors au spectre en l’interrompant, ce que vous exigez-là de moi est tout à fait au-dessus de mes moyens ! Comment voulez-vous qu’un pauvre soldat comme moi, qui ne possède ni une pièce de cent sous dans son sac, ni un crédit de dix francs dans le monde, puisse se procurer la somme énorme de dix mille francs ?

— Mortel à l’esprit impatient et borné, reprit le revenant d’une voix sévère, écoute-moi en silence. L’âme sortie de la tombe est infaillible dans les jugements et les arrêts qu’elle prononce. Ce que je t’ordonne de faire, je saurai te donner les moyens de l’accomplir. La somme de dix mille francs que je veux que tu remettes à un prêtre non assermenté, se trouve, en or, dans cette maison même, renfermée dans un des tiroirs secrets du secrétaire de mon indigne sœur. Dès que je t’aurai quitté, rends-toi, en mon nom, auprès de cette dernière et dis-lui : Femme odieuse et criminelle, ton frère, victime du plus lâche et du plus abominable de tous les crimes, m’envoie à toi pour que tu me remettes les cinq cents louis en or que tu lui as volés ! Tremble, si tu réponds à cet ordre par la désobéissance ! Rien ne pourra te sauver.

— Mais, si votre sœur me prend pour, un imposteur ou pour un voleur ? m’écriai-je.

— Ne crains pas cela ! Le remords n’est pas un vain mot ! Celui qui déchire le cœur de celle qui fut ma sœur, est incessant et immense… Elle obéira !…

— Pourtant, si elle résiste ? repris-je en insistant de nouveau.

— Alors tu ajouteras : Femme sans entrailles et sans remords, ton malheureux frère est mort victime du plus odieux assassinat !… Tremble, car je sais le nom du coupable qui a versé le poison…

— Et ce nom !… dis-je en sentant mes cheveux se dresser sur ma tête.

— Ce nom !… me répondit le spectre d’une voix pleine à la fois de colère et de douleur… c’est…

— Arrêtez, citoyen, s’écria en ce moment notre vieille hôtesse, qui pendant tout le temps du récit d’Anselme était restée agenouillé sur le plancher, et n’avait cessé de sangloter ; arrêtez, je vous en conjure, vous me brisez le cœur. Le vieille dame, en parlant ainsi, s’était levée avec une vivacité surprenante pour son âge, et, s’élançant sur mon camarade, lui avait mis la main sur la bouche pour l’empêcher de prononcer le nom qu’il allait dire.

Cette action me surprit au-delà de toute expression. Je compris que la comédie jouée par Anselme, cachait un drame véritable, et, en proie à une curiosité qui tenait presque de l’anxiété, j’en attendis le dénouement.

Le changement qui s’était opéré dans la physionomie et dans la contenance de notre vieille hôtesse, depuis qu’Anselme avait commencé son récit, était si extraordinaire, qu’il m’arracha presque un cri de surprise

Les yeux hagards, les joues creuses, le dos courbé et les cheveux blanchis, depuis une demi-heure, la vieille femme n’était plus reconnaissable ; elle semblait avoir, pendant ce court laps de temps, vieilli de dix années

— Citoyenne, lui dit Anselme en la repoussant si brutalement qu’elle manqua de tomber sur le plancher, éloignez de moi votre main fratricide !… Son contact me fait horreur.

Notre hôtesse voulut alors, je le compris aux mouvements de ses lèvres, répondre à mon camarade ; mais saisie d’un tremblement nerveux, elle ne put articuler une seule parole.

J’eus pitié d’elle, et je voulus la conduire à son fauteuil, mais Anselme me retint.

— Mon ami, me dit-il, point de pitié pour cette femme. Tu sais que je ne suis ni cruel, ni insensible ; mais il est des forfaits qui mettent au ban de l’humanité ceux qui s’en sont rendus coupables ; des forfaits si monstrueux que Dieu seul dans sa miséricorde infinie, peut pardonner !… Laisse cette misérable livrée à ses remords…

— Mais cette femme est donc ?…

— Grâce, citoyen, ne me trahissez pas ! s’écria en ce moment notre hôtesse !… J’obéirai… j’obéirai !…

FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE