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Je rapprochai alors mon fauteuil d’Anselme qui s’était rassis, et je prêtai une oreille attentive.

Notre curiosité était excitée à un tel point, qu’en voyant notre camarade s’apprêter à prendre la parole, ni Babet ni Rosa ne songèrent à secourir leur maîtresse, qui, toujours agenouillée, et la tête appuyée sur le plancher du salon, étouffait ses sanglots.

C’était, je dois l’avouer, une scène singulière et capable d’impressionner un esprit bien trempé.

— Je venais de boire tout doucement ma quatrième bouteille, commença Anselme, et déjà je riais dans ma barbe de la crédulité de la pauvre Babet, lorsque j’entendis sonner minuit à l’horloge de la municipalité. Bon ! voici l’heure fatale et solennelle, me dis-je, en m’apprêtant à passer à ma cinquième bouteille, le citoyen d’outre-tombe ne peut tarder à venir. Buvons à sa santé !

Horrible sacrilége ! À peine venais-je de prononcer ces paroles impies, que le dernier coup de minuit retentit et qu’une voix qui n’avait rien d’humain s’écria : merci ! Je ne vous cacherai pas, mes amis, que cette interruption me fit éprouver un léger tressaillement, mais de cette émotion à la peur il y avait toute la distance qui sépare la bravoure de la lâcheté.


XV

Ma première pensée fut pour une mystification, et, résolu à ne pas prêter le flanc au ridicule, je m’empressai de saisir mon fusil, puis d’un ton assuré et qui devait montrer aux mauvais plaisants que je n’étais pas un homme facile à intimider :

— Oh ! trop laconique et pas assez visible fantôme, répondis-je, si tu tiens à me donner une bonne opinion des habitants de l’autre monde, montre-toi !

— Me voici ! dit la même voix sépulcrale.

Ô prodige ! à deux pas devant moi j’aperçus aussitôt, assis dans un fauteuil, un homme âgé de près de cinquante ans, et dont le costume souillé de poussière semblait annoncer qu’il revenait de voyage. La figure de l’inconnu, recouverte d’une barbe inculte, était d’une pâleur cadavérique ; une énorme balafre, qui devait dater de plusieurs années, traversait sa joue gauche en deux.

— Ah ! citoyen, s’écria en ce moment la domestique Babet en interrompant Anselme, c’était mon bon maître défunt !… on ne peut donner un signalement qui soit d’une plus grande exactitude, Jésus ! les morts reviennent donc de la tombe !

Jusqu’alors je n’avais cru qu’à une simple mystification dont Babet était la confidente ; mais l’exclamation de la vieille file me parut si naturelle, si vraie ; on voyait si bien qu’elle partait du cœur, que je restai frappé de stupeur et que je tombai dans une perplexité étrange.

— J’ignore si c’était votre maître, reprit Anselme, je vous dis ce que j’ai vu, voilà tout. Je continue. Je ne vous cacherai pas que cette apparition me parut un fait bizarre ; mais, comme je ne brille précisément pas par la crédulité, j’acceptai le fait tel qu’il se produisait, en en remettant l’explication à plus tard ; et m’adressant à l’inconnu :

— Cher citoyen, lui dis-je tranquillement, vous jouez votre rôle de plaisant avec une rare adresse, seulement vous semblez oublier que, moi aussi, j’ai mon rôle de soldat à remplir, c’est-à-dire à ne pas permettre que l’on se moque de mon épaulette. Permettez-moi donc d’avoir l’honneur de vous prévenir que si, quand j’aurai compté jusqu’à trois à haute et intelligible voix, vous vous obstinez à rester revenant, je me verrai dans la dure nécessité de vous envoyer une balle à travers le corps.

Voyons, je commence : une… deux… de vous en conjure, prenez garde, je n’ai jamais manqué à ma parole, continuai-je en armant mon fusil et en mettant l’inconnu, toujours silencieux et immobile, en joue, je vais dire trois !… Vous ne me croyez pas !… tant pis !

Alors, d’une voix qui eût dominé le bruit d’une fusillade, trois ! m’écriai-je. Puis, presque au même instant, j’appuyai le doigt sur la détente de mon fusil et le coup partit !

Je vivrais cent ans que jamais, non, jamais, je n’oublierais et le rayon de feu qui de mon fusil passa à travers le corps de l’inconnu, et le calme de celui-ci qui, les yeux fixés sur moi, gardait sa même immobilité, et le bruit que produisit la balle de mon fusil en frappant une glace accrochée au mur en face de mon lit et qu’elle brisa en morceaux.

Que voulez-vous, on est brave, mais enfin on est homme. Tout cela était chose si merveilleuse que, malgré moi, je sentis un frisson me passer le long du corps. N’importe, ne voulant avoir rien à ne reprocher, je pris mon fusil par le canon, et me précipitant à bas de mon lit, je m’élançai la baïonnette en avant contre l’inconnu, qui, toujours impassible et silencieux, restait assis dans son fauteuil.

En cet endroit de son récit, je ne pus m’empêcher d’interrompre Anselme.

— Vraiment, mon cher ami, lui dis-je, tout ce que tu nous racontes là me paraît si extraordinaire que j’en suis à me demander si, sous le prétexte d’avoir été mystifié toi-même, tu ne t’amuses pas à nos dépens ?

— Je te dis que je parle on ne peut plus sérieusement. Tu dois bien penser que je ne voudrais, pour rien au monde, te couvrir de ridicule en abusant de la confiance que tu as en moi, me répondit Anselme. Après tout, si mon récit te semble par trop invraisemblable et excite tes soupçons, je ne demande pas mieux que de me taire.

— Mais, citoyen, s’écria alors Babet en se retournant de notre côté, comment votre ami aurait-il pu nous donner d’une façon si exacte le signalement de mon pauvre maître, s’il n’avait pas vu ce cher défunt ?

— Ce signalement est-il donc si exact, Babet, qu’il ne soit pas permis de s’y tromper ?

— Oh ! je vous jure sur l’Évangile, me dit la vieille domestique avec un accent de conviction que je ne pus mettre en doute que ce signalement est de la plus scrupuleuse exactitude…

— Ma foi, je ne sais plus que penser, continue Anselme ; nous t’écoutons.

— Ne voulant avoir rien à me reprocher, reprit mon camarade, je pris donc, comme je viens de vous le dire, mon fusil par le canon, et, me précipitant à bas de mon lit, je m’élançai, la baïonnette en avant, contre l’inconnu qui, toujours impassible et silencieux, restait assis dans son fauteuil. Comment vous expliquer, à présent, le nouveau prodige qui se passa ? C’est à peine si moi-même je puis m’en rendre compte.

Figurez-vous qu’au moment où la pointe de mon arme touchait la poitrine de l’inconnu, je ne rencontrai aucune résistance : emporté par mon élan, aucun obstacle ne m’arrêta dans le vide et je m’en fus donner avec ma baïonnette contre le mur opposé à mon lit !… En me retournant j’aperçus l’être surnaturel, — car il ne m’était plus possible alors de mettre en doute cette vérité, — qui, toujours dans son fauteuil, me regardait avec des yeux brillants comme des flammes.

— N’essaie plus de te révolter contre un pouvoir qu’il ne t’est donné ni de comprendre ni de combattre, me dit-il ; écoute-moi.

Eh bien, le croirais-tu, Alexis ! malgré l’émotion que j’é-