Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore de mon indisposition de la veille, je me hâtai de me mettre au lit.

Toutefois, dans la prévision de quelque événement, je laissai ma lumière allumée ; je pris même la précaution, afin d’en amortir l’éclat, de la placer dans l’intérieur de la cheminée.

Je dormais depuis assez longtemps, quand une violente détonation me réveilla en sursaut ; je me jetai aussitôt en bas de mon lit ; puis, passant à la hâte mes culottes et saisissant mon sabre, je me précipitai vers l’escalier.

— Ah ! citoyen, s’écria ta vieille hôtesse, qui, un bougeoir à la main et le corps enveloppé dans un vaste peignoir à ramages, sortait aussi de sa chambre, courez au secours de votre camarade !… Mais, non… ne me quittez pas !… Que pourriez-vous contre l’âme de mon frère !… Restez, je vous en conjure !… Oh ! ne me laissez pas seule… Je meurs de frayeur.

En effet, la vieille femme avait pris mon bras, et elle le serrait avec une telle violence que j’eus toutes les peines du monde à me débarrasser de son étreinte.

J’allais poursuivre mon chemin, quand les deux domestiques, Babet et Rose, apparurent à leur tour ; elles étaient tellement émues, et le tremblement qui les agitait me parut d’une telle exagération, que je mis tout de suite en doute la sincérité de leur frayeur.

— Hélas ! citoyen, me dit Babet en affectant d’essuyer avec son mouchoir les larmes que ses yeux ne versaient pas, je vous l’avais bien prédit ! Pourvu que le défunt, irrité par cette bravade, ne se soit pas porté sur votre camarade à quelque extrémité…

— Laissez-moi donc tranquille, avec votre revenant, misérable ! lui répondis-je hors de moi ; Vous savez parfaitement à quoi vous en tenir là-dessus ! Mais prenez garde, si le moindre malheur est arrivé à mon ami, je tirerai de vous, vieille hypocrite, une terrible vengeance.

Sans vouloir écouter davantage Babet, je me mis à descendre l’escalier en toute hâte.

— Attendez-nous, citoyen ! me cria notre hôtesse, nous ne pouvons rester seules, nous vous suivons !

Une demi-minute plus tard, accompagné de la maîtresse et de deux domestiques, je frappais à coups redoublés à la porte du logement occupé par mon camarade : personne ne me répondit.

Une forte odeur de poudre arrivait jusqu’à nous.

— Anselme, Anselme ! m’écriai-je. Ouvre donc ! c’est moi !… Je t’avertis que, si tu tardes à ouvrir, je vais enfoncer la porte.

Et, le silence ne cessant pas, j’allais accomplir ma menace.

Déjà j’essayais de faire sauter, avec la pointe de mon sabre, la serrure, lorsque la voix d’Anselme vint calmer mes inquiétudes.

— Attends un peu, cher ami, me disait-il, que je revienne à moi ! Je chancelle et ne puis me tenir debout… un peu de patience.

On concevra sans peine combien, connaissant le courage, la présence d’esprit et la force physique dont était doué mon camarade, ces paroles durent m’étonner.

Aussi ne fut-ce pas sans un certain battement de cœur que, quelques secondes plus tard, j’entendis son pas pesant se diriger vers la porte.

— Es-tu blessé, ami ? lui demandai-je sans attendre, tant mon impatience était grande, qu’il eût ouvert.

— Je ne sais pas, me répondit-il, vois.

À peine avait-il levé les verrous, que je me précipitai dans l’appartement.

Un nuage épais de fumée, produit par le coup de fusil que j’avais entendu, obscurcissait à tel point la chambre, que je dus avant tout ouvrir une fenêtre.

— Eh bien ! Anselme, repris-je, qu’y a-t-il ? que s’est-il passé ?

— Mes cheveux n’ont-ils point blanchi, mon ami ? me demanda-t-il alors sans répondre à ma question. Non, dis-tu ? Cela m’étonne, car le saisissement que j’ai éprouvé a été tellement grand, que je suis tombé, de mon haut comme un homme frappé de la foudre.

— Comment ! tu es tombé de ton haut ? Tu n’étais donc pas couché ? Quant à tes cheveux, rassure-toi, ils sont toujours d’un noir d’ébène ! Je trouve même que pour un homme qui vient de subir une aussi rude épreuve que celle que tu prétends avoir subie, tu n’as pas le teint trop décomposé.

— Pourtant on cœur bat au moins à deux cents pulsations par minute. Ah ! mon excellente Babet, continua Anselme, se retournant du côté de la domestique, pourquoi n’ai-je pas accepté vos écus et suivi votre conseil ?

— Mais, au nom du ciel, citoyen, apprenez-nous donc ce qui s’est passé ! dit notre hôtesse, dont les dents claquaient de peur.

— Non ! je n’oserai jamais parler ici, s’écria Anselme ; abandonnons d’abord cette chambre maudite, et fuyons ! Ici la frayeur paralyse ma langue ; il me semble le voir encore… Fuyons !

Mon camarade, après avoir prononcé ces paroles avec une émotion qui changea ma surprise en une stupéfaction qui tenait presque de l’hébétement, saisit un flambeau, et nous bousculant sur son passage, gagna vivement l’escalier.

— Tiens ! dis-je à notre vieille hôtesse, voici une glace cassée… Ah ! j’aperçois au milieu un trou produit par une balle ! En tout cas, le fusil d’Anselme était bien chargé.

Ce ne fut que lorsque nous eûmes regagné le salon du rez-de-chaussée où nous avions soupé, qu’Anselme commença à se calmer ; il passa à plusieurs reprises sa main sur son front, comme un homme qui sort d’un cauchemar, et se laissant tomber dans un fauteuil :

— Fais-moi le plaisir de me donner un verre d’eau sucrée, dit-il à Babet.

Jusqu’alors j’avais douté de la sincérité de l’émotion d’Anselme, mais cette demande leva toutes mes incertitudes ! Un verre d’eau ! Il fallait que mon pauvre ami eût l’esprit bien troublé pour commettre une semblable erreur !

— Ah ! mon cher Alexis, me dit-il enfin ; qu’il me tarde que le jour nous permette de nous éloigner de cette horrible maison… Si tu savais !

— Le meilleur moyen pour que je sache est, si je ne me trompe, que tu me racontes ce qui s’est passé !

— Oui, citoyen, je vous en conjure, parlez ! ajouta en insistant notre hôtesse.

— Que je parle ! répéta Anselme d’une voix tonnante et en se levant d’un bond de son fauteuil. Quoi ! est-ce bien vous, madame, qui osez m’adresser une semblable prière ? Ne craignez-vous pas que la foudre vengeresse ne tombe sur votre toit et ne vous écrase ?

À cette apostrophe si inattendue de mon camarade, la vieille dame, de pâle qu’elle était, devint verdâtre, et, croisant ses mains, elle tomba à genoux, en articulant d’une voix étouffée quelques mots inintelligibles.

— Eh bien ! oui, je parlerai, reprit Anselme en s’animant. Tant pis pour les coupables.

— Voyons, cher ami, je me meurs d’impatience, finis-en. Je t’écoute.