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de remarquer cet accueil peu bienveillant, mais malheureusement l’homme propose et l’argent dispose. Notre bourse, tout à fait à sec, nous force à recourir à votre gracieuse hospitalité.

— N’est-ce que cela ? reprit la domestique qui se mit à regarder autour d’elle d’un air inquiet, alors il y a moyen de s’entendre. Tenez, continua-t-elle après un léger silence et en baissant la voix, voici deux écus…

— De l’argent ! dit Anselme d’un air superbe. Pour qui donc nous prenez-vous, la bonne ? Nous sommes des militaires qui exigeons un logement auquel nous avons droit, et non des mendiants qui sollicitons une aumône.

— Mais, citoyen, reprit la domestique avec embarras, il ne s’agit pas ici d’aumône !… Il s’agit tout bonnement…

— Babet ! Babet ! dit en ce moment une voix criarde qui partit d’une des fenêtres de la maison. Pourquoi ne faites-vous donc pas entrer ces messieurs ?

— C’est madame ! murmura Babet avec un ton d’accablement qui me surprit au dernier point ; tout est perdu !

Une minute plus tard, j’entrais, précédé par Anselme, dans un grand et vaste salon meublé à l’antique.

Une vieille femme, assise dans un fauteuil, se tenait au milieu de la pièce.

En nous voyant apparaître, elle se leva de suite et s’avança vivement à notre rencontre.

— Soyez les bienvenus, citoyens, nous dit-elle avec empressement. Puis-je compter que vous voudrez bien rester chez moi jusqu’à demain ?

— Vous pouvez y compter, madame, lui répondit Anselme. Toutefois, avant de vous remercier de votre accueil, me sera-t-il permis de vous demander s’il n’entre pas un peu d’intérêt personnel dans l’empressement que vous mettez à nous recevoir ?

— Je ne vous cacherai pas, citoyen, que depuis quatre jours je suis en proie à la plus grande frayeur, et que votre présence dans ma maison me cause un vif plaisir.

— Alors, madame, cette histoire de revenant, dont m’a parlé mon camarade, est donc une chose authentique ? demandai-je à la maîtresse de la maison.

— Hélas ! citoyen, elle ne l’est que trop ! Au reste, je ne dois pas vous cacher que l’un de vous deux devra passer la nuit dans l’appartement où est mort mon pauvre et excellent frère, car je n’ai pas une pièce vacante à vous offrir.

— Si madame veut donner à l’un de ces militaires ma chambre, je coucherai volontiers dans la cuisine, dit la domestique Babet en entrant dans le salon.

— Babet, tâchez de ne pas oublier que je ne puis souffrir que l’on m’appelle madame, lui répondit sa maîtresse d’un ton pincé. Êtes-vous donc tellement aristocrate, que le mot de citoyenne vous fasse mal à prononcer ? Quant à votre proposition, je la refuse !

— Pourquoi cela, citoyenne ?

— Je n’ai, que je sache, aucun compte à vous rendre !

— C’est vrai, citoyenne ; si je me suis permis de vous adresser cette question, c’est qu’il m’a semblé que votre refus cachait, envers Rose et moi, une pensée de méfiance !… Vous vous figurez peut-être que nous avons voulu vous en imposer… que votre pauvre cher frère… ne revient pas ? qu’en le voyant avant-hier s’avancer vers nous, enveloppé dans son linceul et remuant des chaînes, nous avons rêvé !…

— Je ne dis pas cela, Babet ; seulement, comme je n’ai pas une foi entière dans votre bravoure, je ne serais pas fâchée de savoir si cette même apparition, qui vous a si fort effrayées, Rose et vous, se produira devant un militaire…

— Vous avez tort, citoyenne, de ne pas croire aux revenants ! s’écria Babet d’un ton solennel. Dieu vous punira peut-être !… et tenez… voyez…

La domestique, en prononçant ce dernier mot, poussa un cri terrible et mettant vivement ses mains devant ses yeux, parut en proie à un effroi indicible.

Je ne cacherai pas qu’à ce cri et à ce geste, la surprise que j’éprouvai me causa une assez vive émotion. Quant à la maîtresse de la maison, les yeux hagards, le visage couvert d’une pâleur mortelle, elle se leva comme mue par un ressort, de dessus son fauteuil ; puis, après avoir chancelé pendant deux ou trois secondes, elle poussa un gémissement étouffé et roula de toute sa hauteur sur le sol.

— Qu’avez-vous fait, imbécile ? dis-je à Babet : ne voyez-vous pas votre maîtresse qui se tord en proie à des convulsions affreuses ?

— Est-ce ma faute, citoyen ? me répondit-elle d’une voix tremblante.

— Pourquoi avez-vous jeté ce cri ?

— Mais, citoyen, c’est que j’ai cru voir apparaître…

— Allons, trêve de bavardages ! Occupez-vous plutôt de réparer le mal que vous avez fait…

Pendant que Babet, agenouillée auprès de sa maîtresse, lui prodiguait ses soins, je remarquai qu’Anselme considérait attentivement cette dernière.

— Es-tu donc amoureux de notre vieille hôtesse, lui demandai-je tout bas en souriant, que tu ne la quittes pas du regard ?

— Alexis, me répondit-il, remarque ces sourcils épais, ces petits yeux enfoncés, ce nez courbe comme un bec d’oiseau et plat comme une lame de couteau ; observe surtout ces lèvres minces, et dis-moi si, en ton âme et conscience, tu as jamais vu un visage qui dénote une méchanceté égale à celle qui se lit sur le visage de notre hôtesse ! Vraiment, je regrette que le piteux état de notre bourse nous force à passer la nuit ici.

La crise nerveuse de la vieille dame ne tarda pas à passer ; les premières paroles qu’elle prononça en reprenant connaissance furent pour s’excuser auprès de nous, et nous prier de ne pas l’abandonner.

— Il faudra pourtant bien que nous vous quittions pour aller souper, lui répondit Anselme, car nous n’en pouvons plus de faim.

Cette insinuation de mon rusé compagnon obtint tout le succès qu’il en espérait, c’est-à-dire que la vieille femme s’empressa de nous déclarer que ses buffets, sa cave et sa cuisine étaient à notre disposition.

Inutile d’ajouter qu’une heure plus tard, je me trouvais attablé devant un repas digne de Gargantua, magnifique improvisation d’Anselme.

Il était près de neuf heures lorsque nous abandonnâmes la table.

— À présent, Anselme, lui dis-je gravement, il s’agit de résoudre une question de la plus haute importance. Qui, de toi ou de moi, va aller se coucher dans la chambre hantée par le revenant ?

— Parbleu, si tu veux bien le permettre, ce sera moi. Je t’ai déjà confié que depuis un temps infini j’éprouve le désir de voir de près un habitant de l’autre monde !

— Allons, je suis bon camarade, je te cède la place.

— Merci ! À présent ce n’est pas tout ; il me faut une bougie de rechange, quelque cinq à six bouteilles de vin pour me tenir en gaieté et un livre bien amusant, s’il y en a ici, qui m’empêche de dormir.

— Tout ce que vous demandez vous sera accordé, s’empressa de dire notre vieille hôtesse. Permettez-moi toutefois de vous donner un conseil ; celui de charger votre fusil et de garder votre sabre avec vous !

— Au fait, c’est une idée. Il y a parfois de faux revenants. Mais je suis prêt.