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bord c’est que si tu n’étais plus de ce monde, le marquis de R***, que j’ai résolu de sauver, posséderait un ennemi de moins acharné à sa perte, et surtout le plus dangereux de tous, car il lui est personnel. Il y aurait donc chance alors, en mettant en jeu toutes les protections que l’on possède, de tirer cet infortuné ci-devant d’affaire ! Tu vois que ta mort présente un côté éminemment utile et propice à mon projet. À présent, je passe à cette perspective de l’échafaud, que tu as bien voulu me montrer pour moi dans un avenir tellement rapproché qu’il équivaut au présent. Eh bien, cher ami, permets-moi de ne pas partager davantage, à ce sujet, ta manière de voir. Non-seulement l’on ne me poursuivra pas, mais, bien plus, on applaudira à mon action…

— Es-tu fou ? que répondras-tu donc au comité révolutionnaire quand il t’interrogera ?

— Le comité révolutionnaire ne m’interrogera pas, par cette excellente raison que ce sera moi qui irai à lui bien avant qu’il ne m’appelle ; or, voici le petit discours que je lui tiendrai…

— Voilà, je l’avoue, qui m’intéresse.

— Citoyens, leur dirai-je, hier je croyais posséder pour ami un patriote, mais ce patriote n’était qu’un traître vendu à l’étranger !… Frémissez d’indignation et redoublez de vigilance, en apprenant le nom de cet infâme !… c’était Pistache-Carotte votre collègue !… Hier au soir le misérable, excité par la boisson et ayant perdu toute prudence, s’est ouvert à moi, m’a dévoilé ses projets et a fini par m’offrir de partager avec lui, au prix de mon honneur, l’or de l’Angleterre… Vous comprenez quelle a dû être ma réponse, un refus énergique et méprisant, la promesse que je dévoilerai son inqualifiable conduite, que je vous dénoncerai ce crime de lèse-nation… Le monstre découvrant alors jusqu’à quel point il s’était trompé en me jugeant capable de devenir son complice, n’a pas reculé, pour sauver sa tête, devant un crime !

Armé d’un poignard, il s’est précipité sur moi pour appliquer sur ma bouche patriotique le sceau de l’éternité ; la liberté a doublé la force de mon bras, et dans la lutte qui s’est engagée entre nous, j’ai eu le malheur de tuer le monstre, je dis le malheur, car je regrette que pour l’exemple des traîtres sa tête ne soit pas tombée sur l’échafaud.

Voilà, mon cher Pistache, quel sera le discours que je tiendrai au comité révolutionnaire.

— Et tu te figures que l’on ajoutera foi à une semblable calomnie, dénuée de toute preuve ! s’écria Pistache, qui ne put, malgré ses efforts, me cacher son émotion.

— J’en suis certain, et voici pourquoi : c’est que je dévoilerai à tes anciens collègues l’existence de ce luxueux et mystérieux boudoir que tu as eu l’imprudence de me montrer hier !… Le peuple envahira alors ta maison et, à la vue de ces richesses soigneusement cachées, que tu gardais pour toi, tandis qu’en public tu affectais la misère, le cri de rage et de réprobation qui s’élèvera contre ta mémoire sera tel, qu’il n’y aurait rien d’impossible à ce que l’on me portât en triomphe, tandis que l’on traînerait ton cadavre dans le ruisseau. Mais le temps presse, cher ami, et j’ai hâte d’en finir. Je t’accorde encore cinq minutes de réflexion ! Ces cinq minutes écoulées, où tu me remettras l’ordre d’élargissement du marquis, où tu mourras… Je n’ajoute plus une parole Choisis !

— Adjudant, me répondit alors Pistache, je ne t’aurais jamais cru aussi fort que tu t’es montré ce soir ! Il y a en toi de l’avenir. Tu as gagné la partie, et il ne me reste plus qu’à payer…

Le sans-culotte que je ne perdais pas des yeux, car je craignais quelque trahison de sa part, s’assit aussitôt devant son bureau et écrivit deux lignes sur un papier portant l’en-tête du comité révolutionnaire, puis, me le remettant :

— Voici, me dit-il ; es-tu satisfait ?

Je pris le papier : c’était, rédigé selon les formes ordinaires et légales, un ordre d’élargissement.

— Très-bien, mon cher Pistache, lui répondis-je, j’aime mieux cela. J’allais me retirer lorsque le sans-culotte me retint.

— Cher ami, me dit-il, ce que j’estime par-dessus tout dans un homme, c’est l’énergie et le courage ; tu as montré ce soir une vigueur qui te vaut à tout jamais mon estime. Veux-tu que nous continuions à être amis ? Je te jure, quant à moi, que je te fais cette offre de tout cœur et sans aucune arrière-pensée de prendre une revanche.

Comme je n’avais rien à gagner à me faire un ennemi mortel du dangereux et puissant sans-culotte, je l’assurai que notre discussion n’avait changé en rien les sentiments que je lui portais, et je serrai cordialement, du moins en apparence, la main qu’il m’offrit.

Je ne puis dire la joie que j’éprouvais en portant à la pauvre enfant qui m’attendait dans l’escalier, l’ordre d’élargissement qui sauvait la vie de son père.

À présent, si le lecteur me demande quelle eût été ma conduite, dans le cas où le citoyen Pistache se fût refusé à se rendre à mes désirs, je lui répondrai que, ma foi, je n’en sais rien !

Il me serait difficile de peindre la joie qu’éprouva mademoiselle de R*** en recevant de mes mains l’ordre d’élargissement de son père : son émotion était tellement vive qu’elle resta pendant près d’une minute sans pouvoir prononcer une parole.

— Ah ! monsieur, me dit-elle enfin avec un attendrissement que je n’oublierai jamais, le service que vous venez de me rendre est trop grand pour que je puisse vous témoigner ma reconnaissance : il me contraint même à ne plus vous revoir ! Croyez au moins que votre nom trouvera place tous les jours dans ma prière !

Je m’inclinai silencieusement devant la noble jeune fille : elle parut un moment vouloir m’adresser de nouveau la parole, mais changeant presque aussitôt de résolution, elle s’éloigna vivement.

Craignant qu’en traversant seule la ville à une heure aussi avancée, elle n’eût à subir les outrages des patrouilles irrégulières des sans-culottes, je la suivis de loin jusqu’à ce qu’elle eût regagné sa demeure.

Rentré chez moi, je passai une nuit fort agitée ; je craignais que Pistache, ne subissant plus ma pression, ne révoquât l’ordre d’élargissement que je lui avais arraché par violence.

Un moment je fus sur le point d’aller trouver Anselme, pour le mettre au courant de ma position, et lui demander aide et conseil ; mais j’abandonnai tout de suite cette résolution, afin de ne pas l’entraîner dans ma perte, si les événements se compliquaient, car, quant à moi, ma résolution était inébranlablement arrêtée, de ne reculer devant aucun obstacle, aucun danger.

À peine fit-il jour que je m’habillai à la hâte et me rendis chez le citoyen Pistache que je trouvai encore au lit.

— Ah ah ! s’écria-t-il, en me voyant entrer, il paraît, cher ami, que tu doutes encore de ton triomphe, et que tu ne le crois pas complet. Rassure-toi ! loin de t’en vouloir, je te suis, au contraire, très-reconnaissant de ta conduite d’hier ! Elle m’a appris qu’il ne faut jamais se fier à personne, et m’a mis en garde pour l’avenir… Cette leçon vaut bien une tête, sans doute. Sans compter que pour un aristocrate qui m’échappe, je saurai bien me rattraper sur vingt autres ! Ne parlons donc plus de cela ! Toutefois, et pour en finir à tout jamais avec ce sujet, je te rappellerai que je compte sur la promesse que tu m’as faite de ne révéler à qui que ce soit au monde l’existence de mon boudoir.