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se retira de la position qu’il occupait pour lui laisser le passage libre.

Profitant de ce mouvement, je sortis de l’angle obscur où je me tenais caché, et, poussant doucement mademoiselle de R*** devant moi, j’entrai à sa suite dans l’appartement de mon ami le sans-culotte.

À ma vue, Pistache parut d’abord frappé d’étonnement, mais sa stupéfaction disparut bientôt devant sa colère.

— Que viens-tu faire ici, brigand ? s’écria-t-il en s’avançant résolument d’un pas vers moi. Va-t’en sans plus tarder, ou gare à ma vengeance !

Au lieu de répondre à Pistache, je fermai vivement la porte à double tour, puis mettant la clef dans une des poches de mon uniforme, je croisai les bras et le regardai fixement. Il pâlit.

— Ah ! ah ! reprit-il en affectant de rire d’une façon bruyante, probablement avec l’intention de dissimuler la crainte que lui causaient et mon action et mon silence, je vois que tu es en gaîté, ce soir… tu veux me mystifier… Mauvais plaisant, va ! En voilà assez comme cela ; j’ai à causer avec la citoyenne au sujet d’une dénonciation fort sérieuse que j’ai reçue tantôt et qui concerne le salut de la République ! Fais-moi le plaisir de nous laisser seuls au plus vite.

— Mon doux et excellent ami, lui répondis-je tranquillement, je suis prêt à faire tout ce qui dépendra de moi pour t’être agréable ! Tu désires que je sorte, soit ; seulement, comme il est de toute justice que tu payes mes bons procédés de retour, tu me permettras de mettre deux conditions à mon obéissance.

— Explique-toi vite, me répondit-il en oubliant de continuer de rire et en prenant un air sérieux. Que demandes-tu ? que veux-tu ?

— Deux choses fort simples et qu’il est en ton pouvoir de m’accorder : d’abord que mademoiselle de R*** se retire comme elle est venue, c’est-à-dire avec moi ; ensuite, que tu me signes l’ordre d’élargissement de son père.

— Comment, cher ami, tu n’as plus d’autres prétentions ? Réellement, tu es d’un désintéressement rare ! Impossible de trouver un homme moins exigeant que toi.

— Je te ferai observer à mon tour, mon bien-aimé Pistache, que mon temps est précieux, et que, malgré tout le charme de ta conversation, il ne m’est pas permis de te consacrer plus de cinq minutes encore… Fais-moi donc le plaisir de me répondre catégoriquement : acceptes-tu, oui ou non, mon ultimatum ?

— Ah ! misérable serpent que j’ai réchauffé dans mon sein, s’écria Pistache en se dépouillant du masque de feinte douceur qu’il avait conservé jusqu’alors et en grinçant des dents ; ah ! tu oses relancer le lion dans son antre ! malheur à toi ! Reste ici avec ton indigne maîtresse… c’est moi qui vais sortir !… Tu me verras revenir bientôt avec ma vengeance !…

À cette insulte si ignoble et qu’elle méritait si peu, adressée à mademoiselle de R***, je sentis une colère immense me mordre au cœur ; toutefois, déterminé à garder mon sang-froid à tout prix pendant la lutte que je venais d’engager, j’eus assez de force de volonté pour ne pas laisser éclater mon indignation.

— Citoyen Pistache, lui répondis-je d’une voix contenue et en me reculant de quelques pas, de façon à pouvoir, au besoin, m’appuyer contre la porte, je t’avertis que si tu essayes de sortir de cette chambre, je te tue comme un chien enragé que tu es !

À l’air dont je prononçai ces paroles, le citoyen Pistache comprit qu’il ne s’agissait pas d’une vaine menace, mais d’une résolution bien arrêtée, et, de pâle qu’il était, il devint blême.

— Mais c’est donc un guet-apens, un assassinat ! s’écria-t-il en levant sur moi un regard obscurci par la peur.

— Il faut que tu sois bien maladroit ou bien troublé pour oser prononcer les mots de guet-apens et d’assassinat devant mademoiselle, que tu avais espéré attirer ce soir chez toi, et dont tu as fait incarcérer le père, lui répondis-je. — Crois-moi, le seul parti qui te reste à prendre est de signer d’abord l’ordre d’élargissement, que j’exige, et de me laisser ensuite partir en paix !…

— Signer cet ordre ! jamais ! j’aimerais mieux me couper le poing !

— Entre le sacrifice de ton poing et celui de ta vie, la différence est grande !

— Qu’entends-lu dire par là ? s’écria le citoyen Pistache, tandis qu’un tremblement nerveux agitait son corps. Que tu veux m’assassiner ?

— On tue un reptile venimeux, mais on ne l’assassine pas !

— Alors ton intention, si je refuse d’obéir, est de me tuer ?

— Oui, citoyen, c’est bien là mon intention.

— Monsieur, je vous en supplie… s’écria alors mademoiselle de R*** en prenant pour la première fois, depuis qu’elle était entrée, la parole ; mais l’interrompant sans lui donner le temps de poursuivre :

— Mademoiselle, lui dis-je, votre intervention en ce moment ne peut rien sur ma résolution ; veuillez, je vous en prie, me laisser seul un instant avec mon honorable ami. Notre conversation en est arrivée à un moment où la présence d’une femme ici n’est plus possible. Attendez-moi dans l’escalier… je vous rejoindra tout à l’heure.

En parlant ainsi je mis une de mes mains sur la poignée de mon sabre, et de l’autre ouvrant la porte, je fis un signe impérieux de tête à mademoiselle de R*** de sortir : elle obéit.

Jamais je n’oublierai la profonde et hideuse expression de terreur que refléta le visage du citoyen Pistache lorsque nous nous trouvâmes seul à seul en présence.

Cependant, après avoir réfléchi pendant quelques secondes il parut se rassurer.

— Citoyen, me dit-il, je crois que pour terminer au plus vite cette scène qui menace de tourner au ridicule, nous ferions bien de parler un peu raison. Veux-tu laisser la menace de côté et causer logiquement, en homme d’affaires ? Oui ! Alors, écoute-moi avec attention. D’abord, je suppose, et c’est là, tu le reconnaîtras, une grande concession que je te fais, — je suppose, dis-je, que ton intention soit réellement de m’assassiner. À quoi te servira ma mort ? quel bénéfice en retireras-tu ? À rien ; aucun ! Ne m’interromps pas, je te prie, et laisse-moi poursuivre. Tu conçois fort bien que moi n’étant plus, l’ex-ci-devant marquis de R*** n’en restera pas moins en prison pour le présent, n’en sera pas moins jugé plus tard, et exécuté ensuite pour cela !

Grâce à la révolution, on n’est pas à un juge près en France, et les bourreaux ne manquent pas ! Ton grand coup de sabre ne te ferait nullement atteindre le but auquel tu tends.

À présent, j’aborde un autre ordre d’idées.

Après avoir discuté l’utilité et l’opportunité de ma mort, voyons quelles en seraient les conséquences.

D’abord, si je ne m’abuse, elle produirait chez les patriotes, — et n’oublie point que ce sont les patriotes qui possèdent le pouvoir, — elle produirait, dis-je, un vif désir de vengeance !

Avant vingt-quatre heures, tu serais découvert comme étant l’auteur du crime ; quarante-huit heures après ta tête roulerait sur l’échafaud !… Qu’as-tu à répondre à cela ?

— Une chose très-simple, mon bien aimé Pistache : d’a-