Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais il est indispensable que je sache à quoi m’en tenir à cet égard : quelles ont été jusqu’à ce jour vos relations avec le citoyen Carotte-Pistache ?

Au nom du membre du comité révolutionnaire, je sentis le bras de la pauvre jeune fille trembler sous le mien.

— Le citoyen Carotte-Pistache, me répondit-elle, après un moment de silence qu’elle employa sans doute à affermir sa voix, le citoyen Pistache ne m’était pas inconnu ayant la révolution.

— Quoi ! était-il donc reçu dans la maison de monsieur votre père ?

— Le citoyen Pistache n’a jamais été reçu nulle part, me répondit-elle avec une fierté qui lui allait à ravir ; il est vrai que plusieurs fois il vint au château, mais c’était seulement pour traiter de la vente d’un morceau de terrain qu’il possédait et que mon père désirait ! Ici se place un aveu qu’il m’est pénible de vous faire, mais que je ne veux cependant pas vous cacher. La dernière fois que M. Marcotte mit les pieds au château, j’entrai dans la bibliothèque de mon père pendant qu’il s’y trouvait. Sa vue me causa une sorte de mouvement de dégoût ou d’effroi que je n’eus pas la présence d’esprit de complètement dissimuler et qu’il remarqua sans doute. Quoique M. Marcotte fût alors un scandale pour la ville et que la triste célébrité attachée à son nom fût parvenue jusqu’à nous, je ne m’en reprochai pas moins amèrement mon étourderie, et je fus au désespoir de l’avoir blessé ! Jugez quelle dut être ma confusion lorsque le lendemain de ce jour je reçus une lettre de ce misérable…

— Une lettre de menaces, sans doute…

— Hélas ! non, monsieur, une lettre d’amour ! Il avait remarqué la fâcheuse impression que sa vue avait produite sur moi, disait-il, mais il savait attendre, et il espérait tout de l’avenir ! Il terminait en ajoutant que le temps était à l’orage et que l’appui d’un cœur dévoué et d’un bras vaillant, n’était pas une chose à dédaigner pendant la tempête…

— Quelle impudence ! Que dit monsieur votre père ?

— Il ne connut jamais cette lettre. Il est, monsieur, des outrages immérités qu’une fille, quand elle les subit, doit savoir cacher à son père ! Au reste, cette insulte me parut si gratuite, si dénuée de sens commun que je ne tardai pas à en perdre le souvenir !

— Ah ! je comprends le reste ! la révolution est arrivée…

— Hélas ! oui, monsieur, et M. Marcotte, devenu le citoyen Pistache-Carotte, le membre le plus influent du comité révolutionnaire, n’a pas tardé à se venger du mépris que je lui avais montré en faisant incarcérer mon pauvre père…

— Ne craignez rien, mademoiselle, m’écriai-je avec feu, vous avez invoqué auprès de moi le souvenir de mes sœurs, eh bien ! c’est justement à ces chères enfants que j’ai pensé lorsque le hasard m’a fait vous rencontrer. Je me suis dit que si jamais l’une d’elles se trouvait, — rien n’est, hélas ! impossible en fait d’infortunes et de catastrophes par le temps où nous vivons, — exposée à un grand danger, ou sous le coup d’un malheur terrible, ma reconnaissance pour l’homme loyal et désintéressé qui viendrait à son secours, atteindrait jusqu’au fanatisme ! Pourquoi donc ne ferais-je pas pour vous ce que je voudrais que l’on fit pour mes sœurs ! Rassurez-vous, un être aussi vil que le citoyen Pistache ne peut être brave ! S’il repousse mes prières, j’aurai recours à la force. Je veux que votre père soit libre : il le sera !

— Ah ! monsieur ! me répondit la jeune fille d’une voix attendrie, que Dieu vous récompense de votre généreuse conduite ! Quant à moi, je devrais refuser votre noble dévouement, qui va peut-être vous exposer à quelque grand danger, vous mettre dans une position difficile, mais je ne m’en sens pas le courage… À l’idée de me retrouver avec mon père, mon égoïsme parle plus haut que ma délicatesse… J’accepte votre secours !

Mademoiselle de R*** achevait de prononcer ces mots, lorsque nous arrivâmes devant la sombre maison qu’habitait le citoyen Pistache.

Un mince filet de lumière que nous aperçûmes briller à travers les interstices d’une croisée mal jointe, nous apprit que le misérable attendait déjà sa victime.

— N’est-il pas à craindre qu’en nous voyant apparaître tous les deux ensemble, le citoyen Pistache n’essaye d’appeler au secours, ou du moins ne tente de m’échapper, dis-je à la jeune fille. Peut-être feriez-vous bien de vous montrer seule d’abord. Quant à moi, je resterai caché dans l’escalier.

— Entrer seule dans la tanière de cette bête féroce !… Oh ! je n’oserais jamais ! s’écria mademoiselle de R*** avec effroi. Mais tenez, monsieur, il est temps encore… retirez-vous !… Ne vous mêlez pas de cette affaire qui ne vous regarde en rien, et qui peut avoir pour vous de bien fâcheuses conséquences… Oh ! pas de fausse honte !… Ne vous croyez pas lié par ces paroles qu’une généreuse indignation vous a dictées, et dont je vous serai à tout jamais reconnaissante !… Songez que vous avez une mère, des sœurs !… que votre existence est chère et précieuse !… Et puis, je ne suis pas si à plaindre !… Je rejoindrai bientôt mon père… venez… partons !

Il y avait tant de douceur et de résignation dans la façon dont la pauvre jeune fille prononça ces paroles, que je ne me sentis pas le courage de l’interrompre ; le son de sa voix me remuait l’âme.

En la voyant prête à s’éloigner, je la retins par le bras.

— Merci, mademoiselle, lui dis-je, de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma sûreté ; mais ma résolution est inébranlable, rien ne pourrait me détourner à présent de mon dessein. Je me suis engagé à vous rendre votre père, votre père vous sera rendu. Au reste, votre instinct exquis de femme vous inspire probablement mieux que ma prudence ! Il est peut-être préférable que nous entrions ensemble. Venez.

La fermeté avec laquelle je prononçai ce dernier mot ne laissait à mademoiselle de R*** d’autre parti que celui de l’obéissance.

— Allons, monsieur, me répondit-elle avec cette résolution si inexplicable et si commune à la fois que savent trouver les natures d’élite, lorsque sonne l’heure du danger. Ce que vous faites en ce moment pour mon père et pour moi est une action que nos cœurs sauront reconnaître, mais que Dieu seul pourra récompenser !

Quelques secondes plus tard, je frappais discrètement à la porte du redoutable membre du comité révolutionnaire.

— Qui est là ? s’écria la voix du citoyen Pistache.

— C’est moi ! la citoyenne Amélie, répondit aussitôt mademoiselle de R***.

Nous entendîmes alors un rire moqueur accompagné d’une exclamation de triomphe, puis, presqu’au même instant, une clé grinça en tournant dans la serrure et la porte s’ouvrit.

— Entre, citoyenne ! dit Pistache. Seulement, tâche une autre fois, si je consens à te recevoir encore, de me montrer un peu plus d’empressement et d’exactitude ! Il y a plus de dix minutes que huit heures sont sonnées !… Or, le temps où l’on faisait faire antichambre aux manants est passé… Tâche d’apprendre un peu le respect que l’on doit à un membre du comité révolutionnaire.

Pistache qui, en parlant ainsi, s’était tenu devant la porte, probablement afin de faire subir à mademoiselle de R*** l’humiliation de rester devant lui sur le palier de l’escalier,