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l’après-dîner ; la seconde, que toutes les fois qu’il n’y avait pas de preuves matérielles, quel que fût le délit, le prévenu était simplement renvoyé à la maison de réclusion ; mais que dès qu’il y avait des preuves écrites, quelque minimes et insignifiantes qu’elles fussent, l’accusé était traduit devant le comité de sûreté générale.

Profitant, bientôt de l’animation qu’une dénonciation fort grave venait de faire naître parmi le comité révolutionnaire, je m’échappai adroitement et sans être vu de mon geôlier Pistache.

Une fois dans la rue, je m’empressai de hâter le pas, et me rendis, sans m’arrêter, jusqu’à l’extrémité opposée de la ville.

Un mauvais cabaret borgne que j’aperçus, me parut un endroit fort convenable pour me cacher ; je demandai une bouteille de vin et une chambre, et on me conduisit dans une arrière-boutique sombre et de la plus triste apparence.

Mon intention était de rester dans ce taudis jusque vers les sept heures, de façon qu’il fût impossible à mon ami Pistache de me retrouver avant la fin du jour ; puis, vers les sept heures, de me mettre à rôder dans les environs de sa maison, pour arrêter au passage la fille du marquis de R***, lorsqu’elle arriverait à son rendez-vous ; de lui bien faire connaître le danger affreux auquel elle s’exposait, et de lui offrir enfin mes loyaux et désintéressés services.


XIII

Il était près de quatre heures lorsque j’entrai dans le cabaret, et la nuit ne tarda pas de m’envelopper de ses ombres : c’était à peine si à la lueur vacillante d’un feu chétif et à moitié éteint, qui brûlait tristement dans l’âtre du foyer, je pouvais distinguer les murailles humides et lézardées de la pièce où je me trouvais.

Au reste, profondément absorbé par mes réflexions, je prenais peu garde aux objets qui m’environnaient ; mon esprit flottait indécis entre mille résolutions confuses et diverses, que j’acceptais et repoussais tour à tour, ne sachant à quel parti m’arrêter, lorsqu’un léger coup, frappé à la porte du cabinet que j’occupais, me rappela à la réalité en m’arrachant à mes songes.

Ma première pensée fut que Pistache avait découvert ma retraite momentanée, et que, craignant que je ne songeasse à lui ravir sa proie, il venait sonder mes intention : je résolus de le traiter avec tout le mépris qu’il méritait.

— Entrez ! m’écriai-je à un nouveau coup qui relentit. La porte s’ouvrit doucement et une ombre sembla glisser vers moi.

— Qui êtes-vous ? repris-je en me levant vivement.

— La fille du marquis de R***, me répondit une voix tremblante que je reconnus tout de suite pour être celle de la jeune Amélie.

Il me serait impossible de décrire l’émotion que me causa cette apparition à laquelle j’étais si loin de m’attendre,

— Veuillez attendre un moment, mademoiselle, dis-je à la jeune personne, je m’en vais chercher de la lumière.

En effet, je revins deux minutes plus tard, avec une mauvaise chandelle que le cabaretier me donna, puis la fixant sur la table et offrant une chaise toute vermoulue, la seule qui se trouvait dans le cabinet, à mademoiselle de R*** :

— Asseyez-vous, je vous en prie, lui dis-je.

Elle se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit, et prenant aussitôt la parole :

— Je ne puis encore comprendre où j’ai pu puiser assez de hardiesse pour tenter la démarche que je fais en ce moment, me dit-elle d’une voix altérée et en baissant les yeux ; l’affreux et imminent danger auquel est exposé mon père a seul pu me donner ce courage.

— Pardon, mademoiselle, me permettez-vous, avant de suivre cette conversation, de vous adresser une question ? Comment avez-vous pu savoir, car je suppose que c’est bien moi que vous cherchez, que j’étais réfugié ici ?

— Je vous ai suivi toute la journée, me répondit-elle.

— C’est différent : parlez, je vous écoute.

— Je n’ignore pas, monsieur, reprit-elle après une légère pause, que ma présence ici est une grave inconvenance ; mais, hélas ! par le temps de désastres et de bouleversements où nous vivons, on doit savoir fouler parfois aux pieds tous les usages reçus !… Je n’abuserai pas de votre patience… Quelques paroles me suffiront pour m’expliquer !… Ce matin, monsieur, j’allais repousser avec toute l’indignation et toute l’horreur qu’elle méritait la proposition du citoyen Pistache, lorsqu’à votre air franc et loyal, au sentiment de pitié que j’ai cru lire dans vos yeux, je me suis ravisée en pensant que peut-être bien le ciel venait d’envoyer en vous à mon pauvre père et à moi un protecteur ! Officier, et n’ayant sans doute rien à redouter de la méchanceté du citoyen Pistache, peut-être, ai-je dit, ce jeune homme qui semble me plaindre, a-t-il une sœur, et m’accordera-t-il sa protection…

— Vous ne vous êtes pas trompée, mademoiselle ! m’écriai-je avec chaleur. Je suis à vos ordres, et je ne demande qu’à me rendre digne, en la justifiant, de la confiance que vous avez bien voulu mettre en moi. Que faut-il faire ?

— M’accompagner chez le citoyen Pistache, et me jurer sur votre honneur que vous répondrez de celui de ma famille.

— Je vous le jure au nom de mes sœurs, mademoiselle ! m’écriai-je avec enthousiasme. Voici huit heures, qui sonnent : partons.

Pendant le long trajet que nous eûmes à parcourir avant d’arriver à la maison du citoyen Pistache, mademoiselle de R*** me raconta son histoire : elle, était bien simple. Son père, le marquis de R***, confiant dans son innocence, dans la vie retirée qu’il menait, et dans la bonne foi de la révolution, n’avait pas voulu passer à l’étranger. Bientôt, aux abominables excès qui épouvantèrent la France, il comprit qu’il s’était trompé et il changea de résolution ; mais il était alors trop tard : les routes étaient gardées, les ordres les plus sévères étaient donnés, et il lui fut impossible d’émigrer.

Enfin, il y avait de cela près d’un mois, sa maison fut envahie par une horde de gens armés qui, après y avoir tout mis au pillage, l’emmenèrent lui-même prisonnier.

Sa fille, qui, par bonheur, se trouvait chez une de ses vieilles tantes malades, garda la liberté.

— Vous raconter, à présent, monsieur, me dit la fille du marquis de R***, les démarches que j’ai tentées, les humiliations sans cesse renaissantes que j’ai eues à subir, serait au-dessus de mes forces. Sans les encouragements qui me furent prodigués par un vieux prêtre, ancien ami de ma famille, que j’eus le bonheur de rencontrer, et qui, proscrit lui-même, oublia son propre danger pour m’aider dans mes sollicitations, je sens que je n’aurais pas eu le courage de supporter plus longtemps l’existence !… Mon intention était de me rendre à une séance publique du comité révolutionnaire et de crier : « Vive le roi ! » pour me faire incarcérer.

Ce prêtre dont vous me parlez, mademoiselle, est probablement 

cet homme revêtu d’une carmagnole brune, qui prit hier au soir votre défense à propos de cette relique que vous aviez soustraite au bûcher.

— Lui-même, monsieur ! Ah ! son sublime dévouement pour moi l’a rendu mon second père !

— Pardonnez-moi, mademoiselle, lui dis-je alors, d’aborder un sujet de conversation qui doit vous être bien pénible,