Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vec de tels penchants, je dus essayer de m’introduire dans la haute société, de me produire auprès de ces belles et fastueuses grandes dames, dont l’élégante immoralité n’était un mystère pour personne, ce qui n’empêchait pas qu’on n’affectât partout de ressentir pour elles le plus profond respect. Eh-bien ! le croiras-tu ? Les femmes, d’une conduite si légère avec les gens de leur caste, se montrèrent hautaines et pleines d’ironie pour moi ; elles me traitèrent avec un laisser-aller insultant et qui montrait combien j’étais à leurs yeux un être sans conséquence ; elles se moquèrent de mes larmes, tournèrent en ridicule mes prières, se jouèrent indignement de moi : en un mot, je fus bafoué, bafoué publiquement, et avec une cruauté dont rien n’approche !

Mystère inexplicable ! Ces insultes, ces dédains, au lieu de tuer à tout jamais mes espérances, rendirent ces femmes plus belles à mes yeux, et mon amour pour elles, — un amour plein de fureur et de haine, — s’accrut jusqu’à la folie.

En vain j’essayai de me distraire en me lançant à corps perdu dans l’orgie, je ne réussis qu’à me brouiller avec ma famille ; à devenir un sujet de scandale pour la ville, et à me ruiner complètement.

Ah ! te dire les heures terribles et pleines d’angoisses cruelles que je passai lorsque, abandonné et fui de tout le monde, je me trouvai seul à seul en face de la misère, serait une chose au-dessus de mes forces ! Rien qu’à ce souvenir, la fièvre enflamme encore mon sang. Je ne puis m’expliquer comment je ne devins pas fou ! Il est probable que ce fut la haine dont mon cœur débordait qui me sauva de la démence ; j’étais altéré de vengeance, et j’espérais dans l’avenir !

Tu comprendras sans peine avec quelle joie, quel délire je saluai les premiers symptômes qui annoncèrent la révolution, avec quelle ardeur fiévreuse je me jetai dans la lutte, avec quelle ardeur je combattis.

Enfin la victoire est venue, et je prends aujourd’hui une revanche sur le passé !

Le peuple me croit un grand citoyen, et me cite comme un modèle du patriotisme ! Je me moque pas mal du peuple, moi ! Ce qu’il me faut, c’est voir ces femmes orgueilleuses, pour qui je n’étais jadis qu’un ridicule et présomptueux manant, trembler aujourd’hui agenouillées devant moi et me demander grâce ! Non, tu ne peux te faire une idée de l’âpre volupté que j’éprouve à humilier ces hautaines créatures.

Les faisant passer par toutes les alternatives du désespoir et de l’espérance, je tiens sans cesse suspendus sur leur tête un couperet et un sourire. Daignerai-je les aimer, ou bien les enverrai-je à l’échafaud ? Voilà ce qu’elles se demandent pendant de longues nuits d’insomnies, tandis que moi je dors heureux, doucement bercé par l’idée de mon triomphe. Buvons encore à mes nouvelles amours.

L’affreux monstre remplit une seconde fois nos verres, et, dissimulant la profonde horreur qu’il m’inspirait, car j’étais curieux de savoir jusqu’à quelle profondeur pouvait atteindre la perversité de cet homme, je trinquai avec lui en acceptant la santé qu’il venait de porter.

— Mais, citoyen, lui dis-je, comment peut-il se faire que des aristocrales incarcérés, — car je pensé que tu me parles de ces damnés, — aient recours à toi et implorent ta protection ? Je conçois que par la position tu puisses faire beaucoup de mal, mais non réparer celui qui est fait ! Tu as certes le pouvoir d’envoyer une tête à l’échafaud, mais non pas de lui ravir une victime !

— Ah ! tu crois cela, toi, répondit-il d’une voix dont le timbre de plus en plus rauque et voilé me prouva qu’il commençait à céder à l’ivresse. Ah ! tu crois que je ne puis pas sauver le cou d’une aristocrate, quand bon me semble, de la caresse du triangle de fer ? Ne suis-je donc pas membre du comité révolutionnaire ?

— Certes, mais tu n’es pas le comité révolutionnaire tout entier ! tu n’y représentes qu’une voix…

— Est-ce que tu te figures, trop naïf et cher adjudant, que nous nous amusons, dans le comité, à aller aux voix ! Chacun y fait à peu près ce que bon lui semble… Au reste, désires-tu connaître la composition de ce comité ?

— Ma foi, cela me ferait plaisir, m’empressai-je de répondre, car les révélations du citoyen Pistache, en me montrant en déshabillé les hommes, qui possédaient alors le pouvoir, excitaient au plus haut point ma curiosité.

— Eh bien ! alors, écoute-moi. Tu verras que je suis à même d’agir selon mon caprice… Mais, tiens, pour te donner une idée de ma puissance, il est une jeune ci-devant, la fille de l’ex-marquis de R***, connue de tout Avignon pour sa beauté et pour son hypocrisie ou sa vertu, c’est la même chose, qui passait pour fière et orgueilleuse à l’excès. Voilà près de huit jours que j’ai fait incarcérer son père ; veux-tu parier avec moi cent livres, qu’après-demain soir la superbe Amélie sera à souper ici en tête-à-tête avec moi ? Dis, le veux-tu ?

Je ne sais pourquoi ce nom d’Amélie, en tombant de la bouche du monstre, me fit passer un frisson par le corps, et me rappela la jeune et délicieuse créature que j’avais vue, à peine une heure auparavant, insultée par la populace pour avoir sauvé une relique.

— Laissons là cette aristocrate qui ne m’intéresse pas, répondis-je au citoyen Pistache, et revenons à la composition du comité révolutionnaire, dont tu fais partie.

— Notre comité révolutionnaire, reprit Pistache, après un court moment de silence, présente, vu de loin, un aspect imposant et terrible ; mais, examiné de près, on s’aperçoit qu’il est misérablement composé. Il compte neuf membres, y compris moi. Quatre de ces membres sont des hommes tellement nuls, que, pour un oui ou un non, pour s’exalter où s’enthousiasmer, ils attendent que leurs collégues aient dit oui ou non, se soient exaltés ou enthousiasmés ! Ils sont par eux-mêmes incapables de prendre une résolution ou une initiative.

Demain, je leur ferai crier à mon gré : Vive le drapeau tricolore ! ou vive les lis ! Vive la république ! ou vive la monarchie absolue ! Ces quatre voix que je déplace à volonté, et qui forment à elles seules à peu près la majorité, me rendent chaque jour de grands services et m’assurent de l’’accomplissement de toutes mes volontés.

Quant à l’autre moitié qui compose le tout du comité, l’un des membres serait peut-être un grand républicain s’il n’était sous le joug d’une avarice rapace et comme on en voit peu. Je suis assez porté à croire que cet homme déteste les aristocrates d’une haine violente, ainsi qu’il le prétend ; mais ce dont je suis sûr, c’est que personne n’apprécie plus que lui leur or. On sait d’avance le taux qu’il met à un élargissement, à une arrestation, aux permis de passer, à un permis de parler à un détenu, à un lever de scellé.

— Mais, si cela est connu, citoyen Pistache, comment cet avare peut-il garder sa place et conserver la confiance du peuple ?

— Tu oublies, adjudant, que beaucoup de nobles et d’aristocrates, obligés de fuir en toute hâte, se trouvent réduits à une profonde misère ! Mon avare les fait poursuivre à outrance, arrêter, incarcérer et guillotiner avec un zèle sans pareil, et cela suffit pour maintenir sa popularité ! Au reste, ce n’est pas un mauvais diable, et nous faisons par-ci par-là quelques bonnes affaires ensemble.

Récapitulons : les quatre indécis que je mène à mon gré, l’avare que je sais prendre par l’intérêt, puis enfin moi, cela