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rite d’être étudié. Et, j’y pense, pourquoi, toi, qui prend, des notes chaque jour sur les événements dont tu es témoin et qui comptes écrire plus tard l’histoire intime de notre temps, ne te lierais-lu pas d’amitié avec ce Pistache ?…

Je suis persuadé que tu trouverais en lui un curieux sujet d’analyse et qu’il te fournirait de quoi remplir plusieurs pages de ton carnet.

— Es-tu fou ! Comment oses-tu me conseiller sérieusement une pareille amitié ?

Un homme qui m’inspire à la première vue un sentiment d’aversion et de dégoût tellement profond que…

— Laisse-moi donc tranquille avec tes antipathies, dit Anselme en m’interrompant. Si par le temps actuel on ne fréquentait que les gens honorables et que l’on estime, on courrait risque de vivre aussi solitaire qu’un ours dans sa tanière. Il faut savoir, en ayant l’air de prendre les hommes pour ce qu’ils se donnent, ne les accepter que pour ce qu’ils valent.

— Au fait, tu as raison ! Puisque le hasard m’a mis un uniforme sur le dos et lancé à travers la France, j’aurais bien tort de refuser les occasions de distraction et d’étude qui se présentent à moi. Grâce à ma position de nomade, je n’ai pas non plus à craindre la continuation d’une liaison formée. Accepté le Pistache !


XI

Une fois ma résolution prise, j’adressai plusieurs fois la parole à mon futur ami. Cette condescendance de ma part sembla le flatter d’autant plus qu’il m’avait vu, — car je suis d’un caractère assez taciturne et concentré, — garder jusqu’alors un silence obstiné envers les autres convives.

— Citoyen, me dit-il lorsque nous quittâmes la table, j’espère, si ton bataillon reste quelque temps en garnison dans la ville, que nous nous verrons souvent. Tu as peu parlé pendant le repas, mais tout ce que tu as dit m’a paru frappé au coin du patriotisme : il est évident pour moi que tu apprécies le nouvel état des choses, et ton épaulette me prouve aussi que tu sais retirer ton épingle du jeu ! Il est impossible que nous ne nous entendions pas. Veux-tu venir demeurer chez moi ? Je te mènerai visiter la maison de détention qui se trouve justement placée, en ce moment, sous ma surveillance. Il y a quelque chose à faire. Tu verras !

— Qu’entends-tu, citoyen, par ces mots : « Quelque chose à faire ? »

— Oh ! cela serait trop long à t’expliquer… Remettons cet entretien à plus tard. Ne crains rien, tu ne perdras pas pour attendre…

Le citoyen Pistache, après m’avoir serré la main, se disposait à s’éloigner, lorsque se ravisant tout à coup :

— À propos, citoyen, me dit-il, j’oubliais que ma journée de demain est prise par une fête patriotique que nous devons donner à la ville. Remettons, si tu le veux, notre rendez-vous à après-demain.

— Je suis à tes ordres, Mais quelle est cette fête qui doit avoir lieu demain ? Je n’en ai pas encore entendu parler ?

— Je te crois sans peine, me répondit mon ami Pistache, qui se mit à rire à gorge déployée, car cette fête est justement une surprise que nous ménageons à la ville. Oh ! ne t’inquiète pas ! elle débutera avec un tel éclat que tu n’as pas besoin d’être prévenu vingt-quatre heures à l’avance pour pouvoir y prendre part… Il y aura du plaisir pour tout le monde.

Je dois rendre cette justice aux convives de mon hôte, qu’après le départ du cousin Pistache, il n’y eut parmi eux, qu’une voix sur son compte. C’était à qui flétrirait au mieux et sa personne et son caractère.

— Mon cher adjudant, me dit M. Marcotte en me tirant à l’écart, j’ai un service à vous demander ?

— Parlez, je suis à vos ordres.

— Je me suis aperçu, pendant le dîner, que mon cousin Pistache, séduit probablement par l’éclat de votre épaulette et fier de se lier avec un officier de la République, vous a comblé d’amitiés, et je ne doute nullement qu’il ne finisse par se lier avec vous ! Or, comme mon parent est fort curieux et très-inconséquent, il vous accablera de questions sur mon intérieur et il pourrait, si vos réponses laissent à désirer sous le rapport de mon patriotisme, me tracasser et me nuire considérablement. Faites-moi donc le plaisir, je vous en supplie, et croyez qu’en vous rendant à ma prière vous acquerrez un titre éternel à ma reconnaissance, faites moi donc le plaisir de lui répondre que jamais encore vous n’avez, jusqu’à ce jour, rencontré un patriote plus pur et plus exalté que moi ! que chaque soir, dans mon intimité, je regrette que la journée n’ait pas vu tomber plus de têtes sous le couteau de la guillotine, et que j’écume de fureur en entendant parler des nobles qui émigrent et des prêtres qui refusent le serment.

— Mais, dis-je à mon hôte, en l’interrompant, vous voulez donc passer pour un monstre aux yeux de votre cousin ?

— Vous ne connaissez pas encore mon cousin ! Les prétendues infamies que je vous prie de m’attribuer constituent des vertus à ses yeux ! si j’ai le bonheur de parvenir à me faire prendre par lui pour aussi gredin que je me fais, je suis un homme sauvé ! sinon, c’est-à-dire s’il s’obstine à ne voir en moi qu’un honnête garçon, je cours le plus grand danger !

— Quoi ! vous croyez votre cousin capable de vous dénoncer ?

— Lui ! Ce qui m’étonne beaucoup, c’est qu’il ne l’ait pas fait encore. Une seule chose le retient et je rougis presque de l’avouer, c’est l’amour qu’il ressent pour ma fille Clotilde. Pourtant s’il se trouvait quelque imprudent bavard qui lui donnât de mauvais renseignements sur mon compte et qu’il pût faire citer, pour déposer contre moi, devant le tribunal révolutionnaire, je suis certain qu’il ne laisserait pas échapper cette occasion de me perdre.

— C’est donc un vrai Brutus que le citoyen Pistache !

— Hélas ! mon cher monsieur, si Pistache était atteint de cette folie d’orgueil qui a poussé plusieurs personnages de l’antiquité à déployer une sévérité qui, en frappant ceux qu’ils aimaient, retombait sur eux-mêmes, mais donnait au moins un grand retentissement à leur nom, je lui pardonnerais presque sa férocité ; ce qui rend Pistache inexcusable à mes yeux, c’est qu’il n’obéit qu’à l’envie et à la haine dont son cœur est plein ; que le patriotisme dont il fait parade, n’est à ses yeux qu’un instrument et qu’une arme ; qu’il se moque en son for intérieur de la République et deviendrait demain réactionnaire aussi ardent qu’il est fougueux patriote aujourd’hui, si la royauté triomphait !… Vous ne pouvez vous douter jusqu’à quel point on le redoute dans la ville ! Tout tremble devant lui ! Puis-je donc compter sur votre bonté pour me représenter à ses yeux…

— Comme un monstre ! vous le pouvez ! seulement prenez garde, il est capable de devenir jaloux de vous ! Mais sérieusement parlant, d’où vient donc cette haine qu’éprouve votre cousin pour la société ? aurait-il eu, avant la révolution, à se plaindre d’elle.

— Vous venez justement de mettre le doigt sur la plaie : le plus vif désir de mon cousin, et le mot désir n’est pas assez fort ici, a toujours été de passer pour un séducteur. Or, avec ce physique que vous lui connaissez, vous devez comprendre combien d’échecs et d’humiliations il a eu à subir ! Voyant que ses prétentions ridicules étaient repoussées avec le dédain qu’elles méritaient, il finit bientôt par afficher