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ne connaissant ni mes sentiments, ni ceux de mon compagnon, vous craignez de vous expliquer devant nous. Vous avez tort. Je suis avant tout républicain ; mais mon opinion, contrairement à celle des hommes qui nous gouvernent, est que la liberté de penser, de s’exprimer, et même d’agir, en tant, bien entendu, qu’on n’attaque pas les lois existantes, appartient à chacun, et doit être respectée de tous !… En dehors de cette manière de voir, je trouve encore que celui qui trahit les secrets de son hôte est un misérable indigne de toute excuse. À présent que je vous ai fait ma profession de foi, taisez-vous ou parlez librement, selon votre bon plaisir, peu m’importe : je tenais seulement à ne pas reconnaître, par une contrainte gênante, l’hospitalité que l’on nous accorde, à mon compagnon et moi.

— Quant à moi, citoyens, ajouta Anselme, la politique est un sujet de conversation qui ne m’amuse jamais ; de plus, je dois déclarer qu’une fois à table, je n’aime à causer qu’avec les plats. Le dîner de notre amphitryon est admirablement servi : que le diable m’emporte si je prête la moindre attention à vos propos.

Il paraît que Anselme et moi mîmes un grand ton de sincérité dans notre déclaration, car les convives sortant peu à peu de leur réserve, se mirent bientôt à nager en pleine réaction.

Le dîner se prolongeant, les têtes commencèrent à s’échauffer tellement que, lorsqu’on servit le dessert, la République n’existait plus.

Tout à coup, la porte de la salle à manger s’ouvrit avec violence, et la même domestique qui m’avait reçu lors de mon arrivée, se précipitant tout essoufflée au milieu de nous, s’écria d’une voix sourde et contenue :

— Messieurs, voici notre cousin qui monte l’escalier.

À cette annonce que je ne compris pas, les propos cessèrent subitement comme par enchantement, et furent remplacés par un morne silence.

— Causons donc, messieurs, causons ! s’écria notre hôte ; car sans cela nous éveillerions les soupçons de mon cousin. Prenons le premier sujet venu… Causons de théâtre.

À peine M. Marcotte achevait-il de prononcer ces paroles, que la porte s’ouvrit une seconde fois, et qu’un nouveau venu entra. Je supposai que ce devait être le cousin annoncé et je le regardai avec attention.

En effet, l’accueil de notre hôte me prouva que je ne m’étais pas trompé.

— Eh ! bonjour donc, cher cousin, s’écria-t-il en lui serrant chaleureusement la main. Voilà bien longtemps que l’on ne t’a vu ! Près de trois jours ! Ce n’est pas bien de négliger ainsi sa famille et ses amis.

— Que veux-tu, cousin ! les affaires de la République avant tout ! ma place de membre du comité de surveillance ne me laisse pas goûter un moment de repos !

— Il paraît que les infâmes conspirateurs s’agitent ?

— Toujours ! mais malheur à eux, on les surveille…

— Tant mieux donc ; qu’on les incarcère ! ils n’auront que ce qu’ils méritent ! répondit notre hôte en affectant une grande gaieté pour cacher son embarras. Ma foi, tu arrives bien à propos, mauvais sujet, terrible séducteur, continua-t-il en changeant de conversation ; nous parlons depuis une heure de femmes et d’actrices… cela rentre dans ta spécialité, invincible don Juan !

Ce compliment me parut flatter beaucoup le nouveau venu, qui se mit à sourire avec un air de fatuité et de modestie d’autant plus ridicule, qu’il présentait certes dans sa personne le type le plus absolu du laid que l’on puisse imaginer.

Le cousin de notre hôte pouvait avoir de quatre pieds huit pouces à cinq pieds au plus. Son corps maigre était surmonté d’une énorme tête, encadrée dans une épaisse chevelure d’un rouge à la nuance d’un ton cru et criard. Quant aux traits anguleux de son visage, ils présentaient une expression de basse méchanceté qui s’alliait, au reste, admirablement bien avec l’expression de fausseté de son regard inquiet et ne se fixant sur aucun objet. Il était impossible en voyant, même au premier abord, ce vilain personnage, de se tromper sur son compte : il devait présenter au moral un assemblage de vices en complète harmonie avec son physique. Depuis le triomphe de la révolution, le cousin Marcotte avait échangé ses prénoms d’Eugène et d’Édouard contre ceux de Carotte et de Pistache, tirés du nouveau calendrier républicain.

Enfin une carmagnole brune, toute souillée de taches, et un bonnet phrygien d’un rouge éclatant, lui composaient un irréprochable costume de sans-culotte : il était impossible, en l’apercevant, d’avoir un doute sur ses opinions.

Le citoyen Carotte-Pistache était doué d’une rare loquacité qui, dans sa carrière politique, avait dû lui être probablement d’une grande utilité : aussi, à peine fut-il assis à table, qu’il s’empara du dé de la conversation et l’on entendit plus que lui.

Il commença d’abord par déblatérer contre les fédéralistes, chanta ensuite les louanges de la Montagne, et finit par tracer une rapide chronique scandaleuse des principales familles de la ville. Je remarquai que pas une femme ne trouva grâce à ses yeux : toutes, à l’entendre, avaient des torts plus ou moins graves à se reprocher.

— Ce que vous dites-là n’est pas généreux, cousin ! s’écria notre hôte en affectant de sourire ; car enfin, parmi toutes ces femmes que vous accusez d’avoir manqué à leurs devoirs, le crime de la plupart d’entre elles consiste tout bonnement à n’avoir pu rester insensibles à votre mérite. Vous vous parez de victimes, mauvais sujet !

Je vis, à son air railleur, que ce reproche flattait fort agréablement l’amour-propre du petit monstre.

— Ma foi, répondit-il avec une rare impudence, il me serait impossible de nier, car cela est trop connu, que je ne sois un séducteur. Seulement je trouve que la vertu et la réputation des femmes ne sont pas des choses assez sacrées, pour qu’on ne puisse, après un bon dîner, les offrir à ses amis en guise de dessert !

— Prenez garde, cousin, en suivant ainsi l’exemple que vous ont légué vos devanciers Richelieu et Lauzun, vous finirez par passer pour un aristocrate.

— Oh ! quant à cela il n’y a pas de danger ! mon patriotisme est trop apprécié pour que jamais l’on songe à me mettre au niveau de tous ces muguets de cour. Au reste, ma façon de procéder ne ressemble nullement à celle qu’employaient les Lauzun et les Richelieu ! Eux séduisaient par leurs mignardises ou par leurs prodigalités, tandis que moi je subjugue par la seule force de mon caractère et de ma volonté !

Un sourire cruel et orgueilleux à la fois, dont le citoyen Pistache accompagna ces paroles, me fit penser que peut-être disait-il vrai, et me plongea dans un étonnement profond.

— Quoi ! dis-je tout bas à Anselme, serait-il possible que ce monstre hideux ait jamais pu attirer l’attention d’une femme, être aimé ? Triste et curieuse époque que la nôtre, où l’on ne sait plus discerner le beau du laid, le crime de la vertu !…

— Ce Pistache, me répondit Anselme sur le même ton, me semble un drôle plein de perversité et de profondeur. Je n’ai pas été moine pendant dix ans de ma vie, sans me connaître un peu en hypocrisie et en impudence ; eh bien, je t’assure que ce rougeaud est un passé-maître coquin qui mé-