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son visage et à la raideur de ses mouvements qu’il ne comptait plus autant sur lui-même, et qu’il obéissait plutôt à une impérieuse nécessité qu’à sa libre volonté.

À peine les deux adversaires furent-ils face à face, que Fontaine, avec une impétuosité qui trahissait et son inexpérience des armes et sa fureur, se jeta en aveugle et le bras tendu sur Scévola.

Devant une pareille attaque, deux résultats étaient probables, presque certains ; si Scévola gardait son sang-froid, c’en était fait de Fontaine ; si, au contraire, il se laissait intimider on pouvait le considérer comme un homme perdu ; ce fut ce qui arriva : quelques secondes plus tard, l’ex-maître d’armes, étendu tout de son long par terre, rendait le sang à gros bouillons par la bouche, à la suite d’un épanchement intérieur qui s’était déclaré presque en même temps qu’il avait été touché. Une demi-minute plus tard il était mort.

Ce second duel, si inattendu, avait eu lieu si rapidement, que nous n’avions pas eu pour ainsi dire le temps de nous interposer entre les deux combattants.

Jamais je n’oublierai l’air d’étonnement profond et de stupéfaction sans égale que refléta le visage du pacifique mercier quand il vit tomber son adversaire. Son triomphe lui paraissait une chose si peu possible et probable qu’il ne pouvait en croire le témoignage de ses yeux.

— Quoi ! ce n’est pas plus difficile que cela d’être brave et de tuer un homme ! s’écria-t-il enfin en agitant son épée ensanglantée. Ah ! Dieu du ciel ! si je l’avais su plus tôt, que d’humiliations, de lâchetés, d’angoisses et de frissons j’aurais évités !… À présent que je sais ce que vaut ma colère, malheur à celui qui me fera peur ! Eh ! vous autres, citoyens, continua le mercier en s’enivrant à la pensée de son triomphe, vous avez ricané en voyant Scévola immolant mon pauvre Michaud, osez donc rire encore, et je vous cingle la figure avec le plat de mon épée !

L’exaltation à laquelle le mercier était en proie avait opéré une telle métamorphose dans sa personne, qu’il n’était plus reconnaissable. Le bourgeois craintif et irrésolu avait disparu pour faire place, comme on disait alors, à un véritable crâne ; aussi les témoins de Scévola ne répondirent-ils pas à sa violente apostrophe : ils avaient peur.

Pendant les cinq à six minutes qui s’étaient écoulées depuis sa blessure, l’état de l’infortuné Michaud avait tellement empiré que quand Fontaine vint me retrouver, nous reculâmes devant l’idée de le transporter à bras. Je m’éloignai donc aussitôt, et entrant dans la première maison que j’aperçus, j’empruntai un matelas ; puis, aidé de quelques curieux qui, à la vue de mon agitation et de mon trouble, s’étaient mis à me suivre, nous déposâmes, Fontaine et moi, le malheureux moribond sur le matelas transformé en civière, et nous nous dirigeâmes vers sa demeure. Je ferai grâce au lecteur du désespoir et des sanglots de la drapière en apercevant le corps ensanglanté de son époux : toutefois, et quoique Michaud eût complètement perdu connaissance, elle ne put s’empêcher de lui adresser de violents reproches sur la légèreté de sa conduite. Après avoir reçu les remercîments de Fontaine, qui m’assura qu’à l’avenir il ne se laisserait plus intimider et molester par les Scévola très-communs à cette époque dans les cafés et les endroits publics, et qu’il saurait les mettre au pas, je me rendis au quartier.

Je regrette à présent de ne pouvoir apprendre au lecteur ce que devint Michaud, mais cela me serait impossible, car je n’en entendis plus jamais parler ; je pense, toutefois, qu’il dut, selon toutes les probabilités, succomber à sa blessure.

En arrivant au quartier, j’appris une nouvelle qui la veille m’eût comblé de joie et qui, en ce moment, c’est-à-dire depuis que j’étais passé adjudant, me chagrina beaucoup : les représentants, arrêtant notre bataillon dans sa marche sur Toulon, venaient de décider que nous resterions à Avignon, qui manquait de troupes, jusqu’à l’arrivée de recrues que l’on attendait, et qui nous remplaceraient dans cette garnison.

On caserna donc les troupes, et je fus prendre, en compagnie d’Anselme, un billet de logement à la municipalité. On nous désigna, pour y séjourner, la maison d’un nommé Marcotte.

— Connaissez-vous un citoyen de la ville du nom de Marcotte, et pourriez-vous m’indiquer sa demeure ? demandai-je au premier bourgeois que je rencontrai en sortant de la municipalité.

— Il n’y a pas une personne de la ville qui ne connaisse le citoyen Marcotte, me répondit le bourgeois ; sa famille est une des plus anciennes du pays ; quant à lui, il a été premier sous-lieutenant dans les troupes du vice-légat gouverneur d’Avignon ! Auriez-vous un billet de logement pour demeurer chez lui ?

— Justement, j’ai ce billet.

— Eh bien, alors je vous en félicite : le citoyen Marcotte est un homme très-généreux et très-complaisant qui vous logera au mieux ; en outre, comme il reçoit beaucoup de monde, vous pouvez compter sur pas mal d’invitations à dîner…

— Alors, vive le citoyen Marcotte ! s’écria Anselme avec enthousiasme. Il me tarde de le connaître… hâtons le pas !…

Grâce aux indications fournies par le bourgeois, nous atteignîmes en quelques minutes la demeure de notre hôte futur. Sa maison avait un fort bon air, et pour peu que l’intérieur répondit à l’apparence du dehors, nous étions assurés de ne manquer de rien.

À peine venions-nous de frapper à la porte, qu’une jeune servante se présenta à la fenêtre, et, nous adressant la parole avec beaucoup d’honnêteté :

— Que désirez-vous, citoyens ? nous demanda-t-elle.

— Le citoyen Marcotte, mon enfant !

— Attendez un peu, je vous prie, je vais l’avertir.

La servante quitta alors la fenêtre et nous l’entendîmes crier à plusieurs reprises : — Monsieur, monsieur, voilà des militaires qui demandent après vous !

— Il n’y est pas, dit-elle bientôt après en revenant ; mais peut-être bien se trouve-t-il chez le voisin… Voyons… que je l’appelle : Citoyen Marcotte ! citoyen Marcotte ! s’écria alors la jeune servante.

— Tiens ! me dit Anselme à demi-voix ; il paraît que notre hôte est monsieur chez lui, et citoyen au dehors !

M. Marcotte, gros homme âgé de quarante-cinq à cinquante ans, au menton dénué de barbe, aux petits yeux rusés et à l’air doucereux, nous reçut avec une grande urbanité, et nous invita à dîner pour le jour même. Inutile d’ajouter qu’Anselme s’empressa d’accepter.

Nous nous trouvâmes à table une quinzaine de convives et la conversation ne tarda pas à tomber sur les événements politiques du jour ; toutefois, ce fut avec une circonspection extrême qu’on traita ce sujet brûlant.

Je remarquai bientôt que les convives, qui semblaient tous très-liés entre eux, suppléaient aux réticences de leur langage par des mots à double entente, des clignements d’yeux et de certains hochements de tête : ce manége, qui montrait la gêne qu’inspirait notre présence et la méfiance dans laquelle on nous tenait, Anselme et moi, me déplut, et je résolus de le faire cesser.

— Messieurs, dis-je profitant d’un moment de silence pour élever la voix, je vois à votre contenance embarrassée que