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— Vraiment. Est-ce que tu aimes les sucreries, toi ?

— Nullement ! C’est le greffier que tu as sauvé hier, qui m’a envoyé ce cadeau dont je ne serai pas fâché, au reste, de me débarrasser.

— Cela te sera facile ; donne-le moi, j’adore les friandises.

— Avec le plus grand plaisir ; tiens, voici !

Je détachai alors les pots et je m’empressai de les remettre à Anselme.

— Groseilles et abricots ! dit-il en jetant un coup d’œil sur les couvercles. Ce sont justement là mes fruits de prédilection ! Ma foi, comme on ne sait ni qui vit ni qui meurt, il serait peut-être prudent d’entamer les groseilles… ça sera toujours autant de pris sur l’ennemi.

Mon compagnon, en prononçant ces mots, s’empressa d’ouvrir le pot, lorsque poussant tout à coup un cri de surprise :

— Ah ! parbleu ! s’écria-t-il, voilà qui me plaît encore davantage ! Vraiment, on a toujours tort de juger sur l’apparence. Je n’aurais jamais cru cet ex-greffier capable d’un tel trait d’esprit !

Anselme, en découvrant le pot, venait de trouver cinquante louis enveloppés dans un assignat de cinquante livres entouré d’une couche de coton ; son nom était sur un petit morceau de papier fixé après une épingle.

— Ah ! mais, ce n’est pas tout, reprit-il, voici encore un autre paquet !… Ah ! celui-ci porte ton adresse ! Veux-tu me permettre de l’ouvrir ?

Ce nouveau paquet contenait vingt-cinq louis et ces mots tracés sur une feuille de papier au crayon :

« Citoyens, rien ne se perd chez moi. Je vous renvoie par ma domestique cet argent que vous aviez oublié dans votre chambre. Vive la République ! »

— Eh bien ! me dit Anselme, dont la figure joyeuse et épanouie annonçait le contentement, que penses-tu de cette excellente aubaine ? Quant à moi je suis tout attendri en songeant aux bombances qui nous attendent ! Vraiment, on a bien raison de prétendre qu’une bonne action porte toujours en elle sa récompense.

— Je pense, Anselme, que nous devons renvoyer au plus vite cet argent !

— Renvoyer cet argent ! répéta mon compagnon en me regardant avec un étonnement extrême, Ah ! çà, es-tu fou ? penses-tu bien à ce que tu dis ?

— Quoi ! oserais-tu accepter ce cadeau ?

— Mais certainement, mille fois oui ! Ah ! bien, tu m’as l’air drôle encore, toi, avec ta restitution ! Dieu m’est témoin, qu’en sauvant notre brave hôte, je n’ai eu qu’une pensée, celle de venir au secours d’un pauvre diable injustement persécuté ; que je ne comptais sur aucune récompense. J’ai fait mon devoir d’honnête homme dans toute l’acception du mot. À présent, il se trouve que mon dévoûment désintéressé tourne à mon profit, tant mieux, donc ! Je ne regrette qu’une chose : c’est que ce pot ne contienne pas cent louis.

J’eus beau m’épuiser en raisonnements auprès de mon camarade, ce fut peine perdue : je dus renoncer à lui faire partager ma manière de voir.

Quant à moi, n’osant, après ce qui s’était passé, écrire au greffier, car cela eût pu me compromettre ainsi que lui, je remis à plus tard la restitution des vingt-cinq louis.

Je ne décrirai pas, jour par jour, les étapes que nous fîmes en sortant de Montélimar ; cette nomenclature de noms de villages et de bourgs ne présenterait pour le lecteur aucun intérêt : je préfère arriver tout de suite à Avignon.

Voici l’ordre du jour, qui, le lendemain de notre installation dans cette ville, était collé sur des lambeaux d’une affiche de vente des domaines :


Liberté, unité, fraternité, égalité, indivisibilité, ou la mort.


« Les sans-culottes du bataillon sont avertis qu’on procédera aujourd’hui, à trois heures précises, de l’après-midi, à la nomination de cinq caporaux, un sergent, un adjudant sous-officier et deux sous-lieutenants.

« Fait au quartier d’Avignon, l’an II de la République française, une, indivisible et impérissable.


« Signé : Grandjean, commandant. »


Lorsque je lus cet ordre du jour, j’éprouvai un secret pressentiment qu’avant la fin du jour je pourrais bien porter l’épaulette.

En effet, le commandant m’avait dit, une semaine auparavant : Caporal, vous êtes actif et instruit, je vous pousserai. Mettez-vous en mesure d’acheter un cheval ; m’est idée que vous attraperez bientôt une épaulette.

J’avais remarqué que depuis lors l’adjudant-major m’appelait toujours en riant son camarade.

Mon pressentiment se réalisa complètement.

À deux heures et demie le tambour battit, à trois heures le bataillon se rassembla, à trois heures et demie je fus nommé sergent, et à quatre heures précises on me proclama adjudant !

Peut-être, plus tard, nos descendants s’étonneront-ils de l’extrême jeunesse de quelques-uns des généraux de la République. Le fait est que l’avancement est rapide aujourd’hui, car il n’est plus entouré des obstacles qui le retardaient jadis.

J’étais en train de complimenter Anselme, qui venait d’être nommé caporal, et Anselme me présentait en retour toutes ses félicitations sur mon épaulette, lorsque le maître tailleur du bataillon m’aborda en me saluant profondément et me demanda si je voudrais bien l’accompagner jusqu’au quartier. Il avait, me dit-il, à me parler en secret.

— Marchez, lui répondis-je, je vous suis.

Une fois que nous fûmes rendus à son magasin provisoire, le tailleur, sans prononcer, une parole, retira d’un grand coffre un bel uniforme, et se mit à me l’essayer sans me demander si je voulais le lui acheter ou non. L’habit m’allait tellement bien, et j’étais surtout si heureux d’avoir le droit de le porter, qu’il me parut, — quoiqu’il eût déjà un peu servi, — complètement neuf. Le maître tailleur y attacha une épaulette, ce qui ne me déplut nullement ; et après avoir payé, je m’empressai de sortir pour aller acheter un chapeau, des bottines, une canne et une épée. Une heure après ma nomination, j’étais en grande tenue complète. Mon intention, d’abord, — car j’étais un peu fatigué, — était d’aller me reposer chez moi ; mais en me voyant si bien costumé, je ne pus résister au désir de me faire admirer, et j’entrai dans un café.

Ce petit mouvement d’amour-propre, bien excusable, — et que comprendront ceux qui ont porté l’épaulette, — devait me rendre témoin, presque même acteur d’un drame burlesque et sanglant tout à la fois.

Lorsque j’entrai dans le café, il y régnait, quoique l’assemblée fût nombreuse, un grand silence. On eût dit, à voir les visages inquiets des habitués, qu’on était dans l’attente d’un événement majeur, En effet, à peine ouvrait-on la porte qu’aussitôt tous les regards des consommateurs se levaient spontanément et se dirigeaient avec un air d’anxiété et d’inquiétude vers le nouveau venu.