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qui est à moi depuis vingt ans ; le procureur syndic du district est le neveu de mon intendant, dont toute la fortune doit lui revenir un jour ; j’ai fait nommer un de mes anciens valets de chambre huissier du département, et comme il a une nombreuse famille, je lui compte toujours ses gages ; enfin, un jeune homme que j’ai fait élever vient d’être placé commis au département. Tout le monde est donc intéressé à ma prospérité, et par conséquent, personne ne songe à me nuire. Voilà pourquoi je puis, en pleine révolution, donner le spectacle étrange de cette indépendance qui vous a si fort étonné.

— Je vous remercie beaucoup, monsieur, de la confiance que vous voulez bien me montrer en me donnant toutes ces explications, mais il est encore une question que je voudrais bien vous adresser. Je ne puis comprendre comment un homme, doué d’un esprit d’observation aussi remarquable que celui que vous possédez, ait pu justement se confier au premier venu, c’est-à-dire à une personne dont il ne connaît, ni la famille, ni les antécédents !… Enfin, ne pourrais-je pas être un traître !

— Vous croyez que je ne vous connais pas, me répondit le comte en souriant, Vous commettez là une grave erreur. Vous n’étiez pas depuis cinq minutes au château, que je savais déjà à quoi m’en tenir sur votre compte.

— Voilà qui me semble fort et mérite une explication.

— Elle sera facile. D’abord et avant tout, croyez qu’un vieux capitaine de cavalerie se connaît mieux en hommes qu’un philosophe. Ensuite, pour en venir à vous, rappelez-vous quelle a été votre entrée au château…

— Elle a été un peu orageuse.

— Justement ; c’est-à-dire que, devant une insulte, vous vous êtes montré plein de violence et d’indignation ! Or, un homme emporté est rarement un traître. Du moment que je vous ai vu poursuivre avec tant de fureur mon malheureux et coupable intendant, j’ai su que je pouvais me fier à vous, que vous n’abuseriez pas de mon hospitalité !

Le comte achevait de prononcer ces paroles lorsque la voiture s’arrêta. Nous venions d’arriver à Roussillon.

Ce ne fut pas sans un certain plaisir que je revis Anselme, car je me trouvais si seul au monde depuis que j’avais quitté la maison paternelle ; que j’étais heureux de me voir un camarade. L’ex-dominicain me raconta qu’il avait été assez bien hébergé par de braves cultivateurs à qui son entretien avait dû coûter une année de leur revenu. Anselme, généreux, humain et bon garçon en toute circonstance, devenait impitoyable lorsqu’il s’agissait de son estomac.

De Roussillon, nous prîmes notre route par Valence et Montélimar, où notre bataillon arriva en assez mauvais état.

J’ai souvent été à même de remarquer que la plupart du temps les voyageurs jugent les endroits qu’ils ont parcourus bien plus d’après le plaisir qu’ils y ont trouvé que d’après ce qu’ils sont réellement. Le lecteur me permettra donc, contrairement à l’opinion émise par plusieurs touristes, de prétendre que Montélimar est la plus jolie ville que je connaisse dans le monde entier. Je dois ajouter que, grâce à une heureuse rencontre que nous fîmes, Anselme et moi, nous y fûmes admirablement hébergés. Voici le fait en peu de mots.

Nous étions, mon compagnon et moi, en avance d’environ un quart d’heure sur le bataillon, quand nous fûmes abordés par un de ces bourgeois désœuvrés, et sans cesse pourtant en mouvement, que l’on aperçoit d’ordinaire parcourant, la canne à la main, les avenues de leur ville, afin d’être les premiers instruits des nouvelles qui arrivent.

Notre homme, en apercevant deux militaires dont les habits poudreux témoignaient suffisamment qu’ils venaient de loin, s’empressa d’accourir vers nous.

À peine, tant il avait envie d’entamer la conversation, prit-il le temps de nous saluer, puis entrant tout de suite en matière, il nous demanda si notre régiment devait arriver bientôt ; s’il revenait de l’armée, s’il s’y rendait ; si nous nous étions souvent trouvés au feu ; si nous avions une belle musique, si nos sapeurs portaient de longues moustaches ; quelle était la taille de notre tambour-major ; si enfin nous comprenions le provençal ?

Anselme, qui flairait déjà sans doute un bon repas, répondit avec beaucoup de complaisance à toutes ces questions, et finit en ajoutant que nous ne comprenions, en fait de langues, que le latin et le français !

— Vous avez donc étudié, citoyens ? nous demanda le bourgeois en nous regardant avec une surprise mêlée de respect. Puis-je vous demander, en ce cas, jusqu’où vous avez poussé vos classes ?

— Jusqu’à la théologie inclusivement, répondit Anselme.

— Est-il possible ! Pourriez-vous m’expliquer ce livre latin que je porte toujours partout avec moi.

— Rien de plus facile, dit Anselme avec une magnifique impudence. Voyons ce livre ! Bon. Ce sont les vêpres. Laudate pueri nomen Domini ! « Enfants, louez le Seigneur. »

— Voilà qui est parfaitement rendu, s’écria le bourgeois, mais si je vous demandais le mot à mot de cette phrase…

— Oh ! dit Anselme d’un air confus, c’est un mot à mot pour les petits enfants. N’importe : pueri, enfants, laudate, louez, nomen, le nom, domini, du Seigneur.

— Seriez-vous en état, citoyens soldats, de me traduire toujours à livre ouvert, un des sept psaumes de la Pénitence.

— Il n’y a rien que nous ne puissions, mon camarade et moi, traduire à livre ouvert ! répondit Anselme d’un air superbe. Donnez votre livre à mon ami et vous allez voir !…

Comme ce bourgeois me paraissait être un excellent homme, et que je n’avais rien de mieux à faire, je me prêtai avec complaisance à son innocent désir, et je me mis à traduire le psaume tout en marchant.

Je ne puis dire l’admiration que lui causa une si grande science.

— Sans dictionnaire ! sans dictionnaire ! répétait-il en emboîtant son pas sur le mien, c’est à n’y pas croire ! Ah ! citoyens, ajouta-t-il lorsque j’eus terminé, à partir de ce moment jusqu’à celui où vous quitterez Montélimar, je vous confisque à mon profit. Je vois que vous êtes des jeunes gens de très-bonne famille, peut-être des fils de procureurs ou d’avocats. Soyez assurés que si vous daignez consentir à accepter mon hospitalité, je vous traiterai comme vous méritez de l’être.

Anselme, ravi de la perspective que cette déclaration offrait à sa sensualité, s’empressa d’accepter.

Notre bon bourgeois, craignant sans doute de nous perdre, nous accompagna, lorsque nous fûmes arrivés dans la ville, jusqu’à la municipalité ; puis une fois qu’Anselme eut pris en argent nos étapes, il s’empara de nos deux bras et nous conduisit en triomphe chez lui.

Il nous apprit pendant ce trajet, qu’avant la révolution il était greffier, et qu’avec le produit de son office, il avait payé les premières annuités d’un bien fonds de deux mille écus de rente, sur lequel il vivait alors tout doucement avec sa famille.

— Quant à mon opinion, ajouta-t-il, à vous parler franchement, je n’en ai pas une de bien formée. Mon caractère timide et obligeant m’a toujours empêché d’entrer sérieusement dans un parti, car je sens qu’il me serait impossible de contredire et de combattre mes adversaires.